Malcolm Muggeridge écrivait qu’une part du destin de l’homme était « de poursuivre tout à la fois le pouvoir et l’amour tout en les sachant incompatibles. Une inscription récemment découverte dit : ‘moi, général d’une légion de Rome ayant servi dans le désert libyen, j’ai appris et médité cette vérité : il n’y a que deux choses dans la vie, l’amour et le pouvoir, et nul n’a les deux’ ».
En Dieu seulement on trouve le pouvoir et l’amour en parfaite harmonie. Il n’en est pas de même pour nous, humains faillibles et fragiles, nous devons donc faire attention à ne pas les confondre. Muggeridge a vu trop d’abjection et de brutalité pour faire confiance ou se laisser aller à la sentimentalité envers les princes et leurs motivations.
Trente années après avoir témoigné sur Staline et la famine constatée chez des millions de gens en Ukraine (et il savait que cela lui coûterait son poste, pendant que le socialiste Walter Duranty, écrivant pour le New York Times, aidait joyeusement à diffuser les mensonges de Staline et gagnait pour cela le prix Pulitzer) il a dit que sa désillusion avait fusionné « avec le sentiment général que le pouvoir doit inévitablement faire ressortir le pire chez ceux qui l’exercent ».
Si ce n’était que cela, si nous devions seulement être troublés par les abus de nos chefs d’état, nous pourrions passer notre chemin, oubliant la plupart du temps qu’il y a un roi ou un Congrès. Mais le monde démocratique moderne ne nous permettra pas d’oublier. « Nous qui sommes le Léviathan » écrit Muggeridge « ne pouvons pas l’abattre ». Nous ne souhaitons pas non plus le faire. Nous avons cru ses mensonges, qui sont les nôtres. Nous crions : « qu’elle est grande la Bête qui nous a apporté la prospérité, l’unité et la paix pour notre époque ! » Nous admirons ses démonstrations vides et faisons confiance à ses promesses. « S’il fallait une épitaphe à cette époque triste et terrible » dit Muggeridge, « ce pourrait être ‘Le Royaume des Cieux sur Terre’. C’est ce qui a été recherché avec assiduité, et parce que c’est une poursuite vaine, elle a produit exactement l’opposé ».
J’aimerais exposer ainsi le problème. En cherchant à apporter un salut terrestre, nous cherchons à atteindre les buts de l’amour au moyen du pouvoir. C’est un songe creux. Ou un cauchemar : pensez au « ministère de l’amour » d’Orwell, qui n’est autre qu’une prison inquisitoriale et une chambre de torture. Le mieux que puisse faire un pouvoir terrestre, ainsi que l’exprime si bien C.S. Lewis dans Le poids de la gloire, est de libérer un espace dans lequel les douces choses ordinaires de la vie peuvent prendre place :
Aussi longtemps que nous pensons seulement aux valeurs naturelles, nous devons dire que le soleil ne contemple rien d’aussi bon qu’une maisonnée riant autour d’un repas, ou deux amis conversant une bière à la main, ou un homme seul lisant un livre qui l’intéresse ; et que toute l’économie, la politique, la législation, l’armée et les institutions, sauf dans la mesure où elles prolongent et multiplient de telles scènes, ne font que labourer le vent et semer dans l’océan, sont une vanité insensée et une brimade de l’esprit.
Aucune personne saine d’esprit ne dirait que nous avons besoin d’un Conseil National de la Convivialité, on d’une Initiative Mondiale pour l’Amitié, ou d’une industrie pour la production de Solitude. La machinerie politique peut gâcher ou détruire ces bonnes choses, elle ne peut pas les créer. Pourtant, et c’est une mesure de notre folie, de notre pensée confuse, de notre vénération pour les machines, même les plus hauts prélats peuvent difficilement commencer à penser au royaume de l’amour sans préalablement se tourner vers ce qui ne peut être qu’impersonnel, mécanique et destructeur hors de sa propre sphère : comme si l’Union Européenne pouvait lire à votre enfant son histoire du soir.
[…]
Mais le pouvoir doit être exercé. Muggeridge notait qu’il était fort bien pour les pacifistes d’écrire et de parler à propos de la paix, mais qu’ils devraient avoir la bonne grâce de reconnaître que leur liberté de le faire était garantie par le policier. Quand nous tentons d’atteindre les finalités de l’amour au moyen du pouvoir, nous corrompons le pouvoir par dessus le marché.
Au lieu d’établir un appareil prévoyant, froid et nécessairement impersonnel pour accomplir ce dont il est capable – bâtir des ponts (je parle de ceux faits de pierre et de métal), mettre les gens au travail (pour bâtir les dits ponts), encourager l’industrie locale, réprimer le vice, nous aboutissons à des appels dangereusement vagues et inefficaces pour ce qui est pour le moins personnel, pendant que nous négligeons le véritable travail politique. César n’est pas Dieu, mais il n’est même plus César.
Nous avons, aux États-Unis, des millions de jeunes hommes sous-employés et quantité de dur travail rémunérateur qu’ils pourraient accomplir, mais personne ne combinera les deux choses parce que la politique actuelle prétend ne traiter que les relations personnelles, même s’il est question de ce qu’une personne quelque peu perdue pense de son sexe biologique dans les recoins de son cerveau. Aristophane, que n’es-tu en vie aujourd’hui ! Et mon Église ?
Parfois, elle me fait penser à madame Jellyby, du roman La maison d’Apre-Vent de Dickens, cette casse-pieds sentimentale qui recueille des souscriptions pour les natifs de Borioboola-Gha pendant que sa propre maisonnée court à la ruine. Sa philanthropie est « télescopique », ce qui est bien pratique puisqu’elle ne nécessite pas que nous nous approchions de gens qui suent, sentent mauvais et se soûlent.
Du moins madame Jellyby n’est pas membre du Parlement. Pas encore. Machiavel pouvait nous dire comment exercer le pouvoir, et il pouvait pointer quelques buts indéniables. Mais nous n’avons plus personne comme le vieux Florentin. Nous sommes fondamentalement amoraux, comme l’était Machiavel, mais fleur bleue comme madame Jellyby : inaptes à l’exercice du pouvoir, en raisons de finalités floues et gnan-gnan, aussi sages que des colombes et aussi doux que des serpents.