En démocratie, dit le Robert, la souveraineté appartient à l’ensemble des citoyens, et dans la démocratie élective la souveraineté est détenue par les représentants élus du peuple. C’est le régime auquel s’est rallié tout l’Occident et qui maintenant, souhaitons-le, fait boule de neige dans le monde1.
La souveraineté appartient, soulignons-le, à l’ensemble des représentants élus, et non à sa majorité gouvernementale. La souveraineté réduite à la majorité est un système que nous avons connu pendant la Terreur : l’Assemblée vote, et la minorité se trouvant exclue de l’appartenance nationale est envoyée à la guillotine2.
On devrait donc formuler l’idée de démocratie élective (le régime universellement admis par l’Occident, y compris le Japon) : c’est le régime politique où la souveraineté est détenue par des représentants élus édictant une loi applicable de façon identique à la majorité et la minorité. Mais est-ce suffisant ?
Le malaise paysan actuel permet de répondre par un non ferme et catégorique.
La loi, ai-je écrit, est édictée par les représentants élus. C’est-à-dire par la majorité gouvernementale. Cette majorité est produite par le nombre de votants. En principe, on ne voit là rien à redire. N’est-il pas normal que le pouvoir soit détenu par le plus grand nombre, dès l’instant que tout citoyen est égal devant la loi ? Dans notre système parlementaire à scrutin secret, il est impossible de persécuter une minorité, puisque cette minorité est protégée par le secret du vote et l’égalité des citoyens devant la loi.
Mais l’Histoire est une insondable machine à produire des situations imprévues3. En voici une, gravissime, et qui est en train de faire dérailler le train de la démocratie française : Il y a actuellement en France trois fois plus de chômeurs que de paysans. Le gouvernement en place, détenteur des pouvoirs d’État qui porte la charge des chômeurs, a donc intérêt à accroître le nombre des chômeurs et à faire disparaître les paysans.
Ce n’est pas un calcul machiavélique, comme on l’a dit parfois, les paysans étant supposés voter à droite. Un pouvoir de droite se trouverait devant le même fait ; trois fois plus de chômeurs que de paysans, donc la pression du suffrage poussant à multiplier les chômeurs et à comprimer, voire supprimer les paysans4.
Que faire ? Le simple citoyen peut tout au plus alerter la nation : la France est engagée dans un funeste processus aboutissant à mettre progressivement le pays en panne. Comment y échapper ? Je n’en sais rien. Mais ayant une certaine expérience des pays d’Europe, je constate un fait navrant : la France, jadis admirable jardin, est de plus en plus envahie par la friche alors que ses villes grossissent comme des tumeurs avec leurs banlieues inhumaines5.
En même temps, des pays plus peuplés que nous comme la Hollande et l’Allemagne savent disséminer leurs industries parmi les arbres et la verdure et ressemblent de plus en plus à cet Éden que nous fûmes jadis. Quel Français n’a pas le cœur serré simplement quand il franchit le Rhin ? Voilà, c’est écrit et je préfère n’y plus penser6.
Aimé MICHEL
Chronique n° 491 parue initialement dans France Catholique N° 2331 – 30 novembre 1991
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 11 mai 2020
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 11 mai 2020
- Cet effet boule de neige de la démocratie dans le monde est flagrant en 1991 avec l’implosion des régimes communistes dans la période qui va de la chute du mur de Berlin (novembre 1989) à la dissolution de l’URSS (décembre 1991). Cependant, un examen plus attentif montre que cette période voit l’accélération d’un phénomène qui a commencé une quinzaine d’années auparavant. Un graphique produit par le CSP (Center for Systemic Peace), fondé en 1997 et hébergé à l’université du Maryland, montre qu’il y a eu en réalité trois périodes distinctes depuis 1946 et révèle à quel point nous revenons de loin. Le procédé utilisé par le CSP pour suivre l’évolution de la démocratie dans le monde consiste à attribuer chaque année à chaque pays, sur divers critères, une « note de démocratie » et une « note d’autocratie », chacune entre 0 et 10, et à faire le cumul annuel de ces deux notes. Le graphique obtenu montre, de 1946 à 1961, une augmentation (de 200 à 400) de la note cumulée des pays démocratiques puis, de 1961 à 1975, une stagnation aux alentours de 400. Dans le même temps, la note des pays autocratiques augmentait presque linéairement de 250 à plus de 700. L’irrésistible succès de l’autocratie est ponctuée en cette annus horribilis 1975 par l’humiliante défaite des États-Unis en Indochine avec la prise de Saigon par les troupes communistes du Nord-Vietnam et celle de Phnom Penh par les Khmers rouges. Cette année-là, l’Inde vacille et Indira Gandhi doit décréter l’état d’urgence. De plus, nombre de pays alliés du camp libéral en contredisent les principes car ce sont des monarchies autoritaires (Iran, Maroc, Arabie) et des dictatures militaires (Grèce, Espagne, Brésil, Chili, Taïwan, Corée du Sud). La sinistre prophétie de Khrouchtchev en 1956 à l’adresse des démocraties, « l’histoire est de notre côté, nous allons vous enterrer », semble en passe de se réaliser. Mais c’est alors que tout bascule, d’abord lentement, puis de plus en plus vite. En effet, au cours de la seconde période (1975-1995), la note cumulée des démocraties commence par croitre un peu jusqu’en 1988 puis fortement pour dépasser 750 vers la fin de la période, tandis que dans le même temps celle des autocraties diminue lentement puis fortement jusqu’à 400 environ : la chute du bloc soviétique est donc venue accélérer une évolution déjà sensible. Enfin, durant la période récente (1995-2018) la note des démocraties continue de croître lentement jusqu’à atteindre 970, tandis que celle des autocraties diminue pour se stabiliser autour de 300. Le CSP, qui fournit cette intéressante synthèse graphique, conduit des recherches sur la violence et les comportements politiques dans les États de plus de 500 000 habitants. Sa base de données, Polity (version 5 actuellement) note les régimes de -10 (monarchie héréditaire) à +10 (démocratie) de 1800 à nos jours. On trouve sur son site (http://www.systemicpeace.org/conflicttrends.html) de nombreux autres graphiques très lisibles qui donnent des vues d’ensemble éclairantes. Outre la figure 14 que je viens de résumer, je signale la figure 3 qui montre qu’il y a eu de 1946 à 1988 une augmentation linéaire de l’importance des conflits (entre états et dans les états) mesurée par l’impact sur les sociétés concernées. Après un plateau à haut niveau de 1988 à 1991, on observe depuis lors un déclin avec un minimum atteint vers 2012 au tiers du maximum. Depuis 2015, pour la première fois depuis 1946, et peut-être dans l’Histoire, il n’y a eu aucun conflit entre États, mais, en contrepartie, une tendance à l’augmentation des conflits dits « sociétaux ». Peut-on se fier à ces résultats quantitatifs ? Sans entrer dans une discussion de fond sur la pertinence de la quantification et des comparaisons internationales (voir à ce propos les réflexions de Pierre Bréchon, note 4 de n° 477), on peut tenter de répondre à cette question en comparant les conclusions d’organismes divers sur l’état de la démocratie dans le monde. C’est possible car plusieurs organisations surveillent cet état. L’une d’entre elles est l’Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale (IDEA), une organisation intergouvernementale créée en 1995, actuellement subventionnée par 23 États (la France n’en fait pas partie), dont le siège est à Stockholm. Cet institut mesure à l’aide de 97 indicateurs les performances en matière de démocratie et de développement durable de 158 pays (l’ONU reconnaît 193 États membres). L’IDEA classe les pays en trois catégories : démocratiques, non démocratiques et hybrides. Dans son dernier rapport (https://www.idea.int/publications/catalogue/global-state-of-democracy-2019), il constate, pour la période 1975-2018, en large accord avec le CSP, une division par trois du nombre de pays non démocratiques (de 90 à une trentaine), une multiplication par trois des pays démocratiques (d’une trentaine à 97, mais avec stagnation depuis 2006) et des régimes hybrides (de moins de dix à 28 en 2009, avec tendance à la stagnation autour de 30 depuis lors). En 2018, plus de quatre milliards de personnes, soit 57% de la population mondiale vivaient dans une forme de démocratie (sachant que les performances de ces démocraties ne sont pas égales dans tous les domaines), contre 36% en 1975. Le bien-être élémentaire (nutrition, alphabétisation, espérance de vie) atteint plus souvent des niveaux élevés dans les démocraties (48%) que dans les non-démocraties (28%) et les régimes hybrides (11%). Inversement, le niveau de corruption est élevé dans 25% des démocraties, 64% des hybrides et 78% des non démocraties. Cependant, l’IDEA relève une évolution préoccupante des démocraties depuis cinq ans : la moitié d’entre elles (43% de la population mondiale) présentent un déclin significatif d’au moins un des 16 aspects de la démocratie qu’il considère. Sont touchés en particulier Brésil, Hongrie, Kenya, Pologne, Roumanie, Turquie, Inde et États-Unis. Mais c’est au Soudan du Sud, Burundi, Yemen et Venezuela où la situation est la plus préoccupante car de cinq à huit aspects y sont en déclin. Une autre organisation, Freedom House, tire la sonnette d’alarme. Cette ONG fondée en 1941, basée à Washington et subventionnée principalement par le gouvernement américain mais aussi par l’Union européenne, est la plus ancienne dans le domaine. Son conseil d’administration contient des démocrates, des républicains et des indépendants, des chefs d’entreprises, des syndicalistes, d’anciens membres de gouvernement, des savants et des journalistes. Elle évalue les libertés dans 195 pays et 15 territoires en les notant de 0 à 100 à l’aide de 25 indicateurs (chacun noté de 0 à 4) qui portent sur les droits politiques et les libertés civiles. Son dernier rapport annuel (https://freedomhouse.org/sites/default/files/2020-02/FIW_2020_REPORT_BOOKLET_Final.pdf) fournit un bilan sur les 15 dernières années qui n’est pas bon, ce que résume le titre du rapport : « Un combat pour la démocratie sans leader ». En effet, les pays où les droits politiques et les libertés civiles des citoyens s’améliorent sont moins nombreux que ceux où ils se détériorent. Cette régression affecte les trois catégories de démocratie utilisées par cette organisation : libres, partiellement libres et non libres. Sur dix ans, les plus grands déclins sont au Venezuela, République centrafricaine, Mali, Turquie et Burundi (pas de tableau des plus grands gains sur dix ans). Pour la seule année 2018, les 37 pays où il y a eu amélioration sont contrebalancés par les 64 où il y a eu détérioration. Les plus forts gains sont en Guinée-Bissau, Macédoine du Nord et Madagascar (partiellement libres), Ethiopie et Soudan (non libres) ; les plus forts déclins sont en Inde et Chili (libres), Burkina Faso, Bolivie, Tanzanie, Mozambique et Bénin (partiellement libres). La démocratie est partout en recul victime d’un travail de sape des autocrates et de « la fatigue des systèmes politiques libéraux traditionnels » (Pierre Haski).
- Où se classe la France ? Elle a beau avoir voté le 26 août 1789 le principe fondateur de toute démocratie, « Tous les Hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits… », elle ne caracole pas en tête des pays démocratiques. Elle est certes classée « libre » par Freedom House et « régime démocratique » par l’IDEA, mais des analyses plus fines donnent un éclairage plus critique. Commençons par l’analyse de l’EIU (Economist Intelligence Unit). Cet organisme, le second apparu dans ce domaine après Freedom House puisqu’il a été créée en 1946 à Londres, est une émanation du groupe de presse britannique qui publie en particulier The Economist. Depuis 2006, l’EIU publie tous les deux ans un « Indice de démocratie » fondé sur 60 indicateurs divisés en cinq catégories (processus électoral et pluralisme, libertés civiles, fonctionnement du gouvernement, participation politique et culture politique) ; cet indice permet de classer les pays en démocraties pleines (indice entre 8 et 10) démocraties imparfaites (6 à 8), régimes hybrides (4 à 6) et régime autoritaire (0 à 4). Depuis 2006, l’indice de la France oscille autour d’une moyenne légèrement inférieure à 8, qui la range le plus souvent (huit années sur douze) parmi les démocraties imparfaites. En 2018, avec un indice de 7,8, elle était en 29e position juste devant Israël, Belgique, Taïwan, Italie et République Tchèque. Elle devait cette mauvaise performance notamment à sa faible « culture politique » (indice 5,63) qui la classait au même niveau que Biélorussie, Bénin, Colombie, Mali, Nicaragua, Pérou ou Qatar. Sous cette rubrique « culture politique », l’EIU mesure le degré de cohésion sociale, l’attrait pour un leader fort contournant parlement et élections ou pour un gouvernement d’experts, les opinions négatives sur la démocratie (elles ne savent pas maintenir l’ordre, gèrent mal l’économie, et ne sont pas meilleures que les autres formes de gouvernement), et l’influence des Eglises sur l’État. En 2019, indice global de la France s’est amélioré (8,12) grâce à un meilleur indice de culture politique (6,88) ; la France a ainsi pu remonter en 20e position et rejoindre les autres démocraties pleines comme la Norvège, l’Islande, la Suède, l’Allemagne et la Nouvelle-Zélande, pour ne prendre que quelques exemples. Reste que la France n’est qu’au 14e rang des 20 pays européens et seules l’Italie et la Turquie font moins bien qu’elle en matière de culture politique. Un autre point de vue est fourni par V-Dem (Variétés de démocraties). Il s’agit d’un programme de recherche universitaire fondé par Staffan Lindberg en 2014 en raison des insuffisances qu’il avait identifié dans les indices que je viens de citer, comme l’absence de prise en compte de la participation des femmes et de l’incertitude statistique sur les données (https://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/cr_15122016.pdf). Une trentaine de chercheurs travaillent pour ce programme dans les universités de Göteborg en Suède et de Notre-Dame aux États-Unis, aidés de nombreux coordinateurs et experts dans le monde. Ils alimentent en permanence une base de données fondée sur 350 indicateurs de 1900 à aujourd’hui. Cette base, une des plus vastes en science sociale, est la principale source de données utilisée actuellement par l’IDEA pour ses propres analyses. V-Dem reconnait sept formes fondamentales de démocratie (électorale, libérale, participative, délibérative, égalitaire, majoritaire et consensuelle) mais classe les pays en quatre catégories principales : démocratie libérale, démocratie électorale, autocratie électorale et autocratie fermée, en se fondant notamment sur son « indice de démocratie libérale » qui synthétise des indicateurs variés portant sur les élections, la liberté d’association, la liberté d’expression, l’égalité devant la loi ainsi que les contraintes judiciaires et législatives sur l’exécutif. Dans son dernier rapport publié en mai 2019 (https://www.v-dem.net/en/data/data-version-10/), V-DEM classe la France 19e sur 179 avec un indice synthétique de 0,773 qui la qualifie au rang de « régime DL- », c’est-à-dire de démocratie libérale mais affectée d’un signe « moins » parce que, du fait de l’incertitude statistique, elle pourrait bien appartenir à la catégorie inférieure, à savoir les « démocraties électorales ». On le voit, ce classement diffère peu de celui de l’EIU, et conforte l’idée que la France n’est pas une démocratie exemplaire. L’examen d’un exemple concret (voir notes 5 et 6) illustre les conséquences de ce déficit démocratique mais on peut aisément en trouver d’autres (note 1 de n° 457).
- « L’Histoire est une insondable machine à produire des situations imprévues » écrit ici A. Michel qui est souvent revenu sur cette enseignement clé de l’Histoire : le futur est imprévisible (voir note 8 de n° 459). Les trente dernières années fournissent une illustration commode de ce principe avec la chute du bloc communiste, l’espoir douché d’une « sortie de l’histoire », l’irrésistible essor économique de la Chine et la pandémie du covid-19. Cependant, imprévisible ne veut pas dire imprévu, car les esprits clairvoyants (et chanceux) n’ont jamais manqué. On le voit sur chacun des quatre exemples que je viens de citer. L’échec économique de l’URSS (n° 473) et le potentiel chinois étaient apparents dès le milieu des années 70, il y a bien eu un essor de la démocratie et un déclin des conflits sur cette période et les alertes épidémiques ont été bien interprétées par certains (note 7 de n° 490). Le problème est que les échéances auraient pu se trouver retardées ou avancées : l’URSS se survivre et la Chine stagner dix ou vingt ans de plus, une pandémie éclater plus tôt, une guerre nucléaire se déclencher par accident, etc. Cela aurait ouvert la voie à d’autres scénarios imprévisibles où l’esprit se perd (note 8 de n° 458).
- Je ne suis pas sûr du raisonnement suivi ici par A. Michel. Une interprétation possible est le clientélisme. Les paysans ont un poids électoral de plus en plus faible alors que des chômeurs toujours plus nombreux peuvent être reconnaissants envers un gouvernement qui défend leurs droits et leur assure des allocations mensuelles. Plus il y a de chômeurs et plus le gouvernement se verrait soutenu par leurs votes ; son intérêt serait alors la perpétuation du chômage. On peut contester cette façon de voir d’autant que l’autre affirmation, « trois fois plus de chômeurs que de paysans », est, elle, certainement fausse. En 1990, le taux de chômage était de 7,6 % pour une population active (ayant un emploi ou au chômage) de 25,3 millions de personnes, soit un peu moins de deux millions de chômeurs, alors qu’il y avait encore plus de huit millions d’agriculteurs (salariés et non-salariés). Le rapport n’était donc pas de 1 à 3 en faveur des chômeurs mais de 1 à 4 en faveur des agriculteurs ! Qu’en est-il aujourd’hui ? Il est vrai que le poids relatif de l’agriculture française ne cesse de décroître. En 1988, il y avait près de 9 millions d’agriculteurs en France travaillant dans un peu plus d’un million d’exploitations, contre seulement 1,3 millions dans moins de 450 000 exploitations en 2018. La surface utilisée pour l’agriculture en France métropolitaine était de 63 % en 1950 contre 52 % en 2018. La part de l’agriculture-sylviculture-pêche dans le produit intérieur brut a diminué régulièrement de près de 3,5-4% vers 1980 aux environs de 1,5 % à partir de 2005 en raison d’une évolution défavorable des prix. Même si elle reste le premier producteur européen (17% en valeur de l’UE), la France, qui était encore second exportateur mondial de produits agroalimentaires en 2000 derrière les États-Unis, est passée en 2013 derrière le Brésil, l’Allemagne et même les Pays-Bas (mais je soupçonne dans ce dernier cas un artifice statistique ; https://agreste.agriculture.gouv.fr/agreste-web/download/publication/publie/GraFraIntegral/GraphAgri%202019_integral.zip). À noter aussi qu’en 2013, plus de 80 % des agriculteurs disaient faire face à des contraintes physiques (charges lourdes, postures pénibles, risques physiques et chimiques, etc.) alors que la moyenne chez les salariés était alors de 43 %. (https://wikiagri.fr/articles/la-crise-agricole-en-france-expliquee-par-les-chiffres-et-les-graphiques/8601). Pire, les suicides d’agriculteurs : ils sont 13 % plus élevés chez les exploitants que dans le reste de la population et même à 18 % plus élevés chez les salariés agricoles (https://www.terre-net.fr/actualite-agricole/economie-social/article/un-agriculteur-se-suicide-chaque-jour-selon-la-msa-202-152192.html). À l’inverse, le poids du chômage a été une préoccupation croissante. Il n’a cessé d’augmenter en France à partir du milieu des années 70 : son taux était de 3,5 % en 1975 pour dépasser 8% dix ans plus tard et fluctuer entre 8 et 10% par la suite, même durant les périodes d’embellie économique. Cela signifie qu’un chômage structurel s’est installé : un chômage normal (lié aux inévitables changement d’emplois dans une économie en constante adaptation) serait de l’ordre de 5 %, comme en Allemagne. À la fin de 2019, le taux de chômage a un peu baissé à 8,1 % soit 2,4 millions de personnes (https://www.insee.fr/fr/statistiques/4309346) mais, suite à la pandémie virale, il va probablement remonter à 10 % de la population active, estimée actuellement à une trentaine de millions de personnes.
- L’horreur de ces villes françaises qui « grossissent comme des tumeurs avec leurs banlieues inhumaines » n’a pas trouvé sa solution ces trente dernières années. Le problème est particulièrement apparent avec les entrées de ville, ces espaces hétéroclites où la dégradation du paysage rend visible et aggrave les pertes d’identité et les déstructurations sociales. Une de ces zones m’est familière : la RN 10 de Coignières à Trappes, à quelques kilomètres de la paisible plaine de Versailles miraculeusement protégée par son château. Je dois quelquefois l’emprunter ou m’y approvisionner mais je ne m’y rends qu’à contrecœur tant ce paysage de désolation m’accable avec sa juxtaposition de constructions anciennes en déshérence, de « boites à chaussure » et de casses-autos. Ce « point noir » du paysage périurbain en Île-de-France est l’un des trois, avec la RN 20 d’Arpajon à Longjumeau et l’A 140 à l’entrée sud de Meaux, à avoir retenu l’attention de l’Institut d’Aménagement et d’Urbanisme de la Région d’Île-de-France. Son étude propose des solutions pour y remédier (https://www.iau-idf.fr/fileadmin/NewEtudes/Etude_568/Rehabilitation_des_entrees_de_villes_avec_signets.pdf) mais elle date déjà de 2001. Qu’a-t-on fait depuis ? Rien ! Le mal est toujours là, sur la RN 10 et en mille autres lieux, plus visible et généralisé que jamais, en dépit des multiples études, rapports, mises en garde et plaintes d’élus. Je suis heureux de n’être pas le seul à être accablé mais c’est comme si rien n’y faisait, comme si ce mal était une fatalité ou, pire, invisible à la majorité des Français et le cadet de leurs soucis. Ses racines sont tellement profondes et lointaines que son extirpation parait une gageure. L’histoire de cette catastrophe est résumée par Xavier de Jarcy et Vincent Remy dans leur article « Comment la France est devenue moche » publié par Télérama en 2010 (https://www.telerama.fr/monde/comment-la-france-est-devenue-moche,52457.php). Au début des années 60, au mitan de ses Trente Glorieuses, la France entreprend de résoudre la crise du logement et d’adapter ses infrastructures à l’automobile ; s’ensuivront les ZUP en 1959 (Zones à urbaniser en priorité, pour la construction de grands ensembles) et les ZAC en 1967 (Zones d’aménagement concerté, pour favoriser la concertation entre collectivités publiques et promoteurs privés), le développement d’un réseau autoroutier jusqu’alors inexistant, le grignotage des campagnes périurbaines par des routes où se multiplieront bientôt les ronds-points, des hypermarchés et des entrepôts attirés par ces zones devenues accessibles et au foncier peu coûteux. Les « aménageurs en chef de l’Hexagone » s’appellent dorénavant Leclerc, Auchan, Carrefour, Intermarché… Seul le droit commercial régit leur implantation et, hormis la surface qu’ils occupent, les bâtiments qu’ils construisent ne sont soumis à aucune règle. En 1983, l’État abandonne ses prérogatives sur l’urbanisme : les lois de décentralisation laissent les permis de construire à l’autorité des maires. Comment de petites communes pourraient-elles résister aux offres alléchantes en emplois, recettes fiscales et autres avantages de la grande distribution et des promoteurs ? Les lois Royet (1973) et Raffarin (1996), qui visent à protéger le petit commerce et les circuits locaux, sont des échecs. En 2010, la loi de modernisation de l’économie autorise la construction sans autorisation préalable de magasins jusqu’à 1000 m2 contre 300 auparavant, et une étude d’impact sur le commerce local n’est plus exigible. En 2016, les critères de qualité environnementale et d’insertion paysagère sont même simplifiés pour les magasins de plus de 1000 m2. Tandis que les banlieues se couvrent de pavillons, de hangars et de panneaux publicitaires, les centres villes sont soumis à des forces contradictoires. Ici, dans les grandes villes, ils deviennent hors de prix pour les familles modestes qui doivent s’installer en périphérie, là, dans la plupart des préfectures et sous-préfectures, ils se vident de leurs commerces et se meurent : le cancer périphérique se double d’une nécrose centrale. Un rapport récent (2017) et très complet de l’Inspection Générale des Finances et du Conseil Général de l’Environnement et du Développement durable (https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/164000668.pdf) estime que 55% des centres-villes de villes moyennes ont un taux de vacance commerciale supérieur à 10% (seuil d’alarme selon les auteurs) et montre, ceci expliquant en partie cela, que l’indice des prix des produits de grande consommation à augmenter de 11% de 2005 à 2015 dans la grande distribution mais du double dans les petites surfaces (Annexe I, p. 82). La situation des vacances s’est nettement aggravée depuis https://www.lemonde.fr/blog/transports/2019/03/04/villes-moyennes-toujours-plus-mal/) et les fermetures liées au covid-9 vont probablement accélérer la faillites des plus fragiles. Si l’hypermarché est en difficulté depuis quelques années, il reste rentable, d’autant que la grande distribution compte sur des installations nouvelles (dites « retail parks »), comme l’Atoll de l’architecte Vincent Pereira à Angers, mais celles-ci, construites loin des centres sur des terres agricoles peu chères, ne sont que des fuites en avant. Le développement constant du e-commerce, accéléré par la crise du covid-19, menace la grande distribution mais aussi la petite, sans offrir de perspectives d’amélioration des centres-villes et de re-densification du tissu urbain. La France s’est engagée depuis plus d’un demi-siècle dans un la voie d’un urbanisme que personne ne contrôle. Un très bon indicateur de cette anarchie est l’artificialisation des sols. Selon une déclaration d’E. Macron au dernier Salon de l’Agriculture, la France a perdu en 50 ans le quart de sa surface agricole, soit le bétonnage d’un département tous les dix ans. Un rapport de l’Institut du Développement Durable et des Relations Internationales de 2007 (https://www.actu-environnement.com/media/pdf/news-28498-rapport-iddri-artificialisation.pdf) le confirme : « En dix ans, la superficie des terres artificialisées a augmenté de 13 % alors que la croissance du produit intérieur brut est de 6 % et celle de la démographie de 5 % », autrement dit rien ne la justifie sinon une facilité à courte vue qui menace l’autonomie alimentaire du pays et sa capacité d’adaptation au changement climatique. La laideur des banlieues, la nécrose des centres-villes et le bétonnage à tout va ne sont que des symptômes divers d’une crise profonde de l’urbanisme et au-delà de l’organisation de la société. C’est la durabilité de cette organisation qui est en cause à tous les niveaux.
- On pourrait se consoler de l’anarchie périurbaine, de la mort lente des centres-villes et de la destruction de la campagne si elles étaient universelles et les inévitables rançons de l’élévation du niveau de vie. Seulement voilà, cette consolation nous est interdite car le mal en question est spécifiquement français et renvoie bien à notre propre impéritie car les pays voisins, s’en tirent mieux. Commençons par le commerce, sachant que le commerce de détail est confronté aux mêmes difficultés dans tous les pays européens. Pour chaque installation d’un magasin, le Royaume-Uni réalise une étude d’impact, en favorisant l’implantation en centre-ville ou, si ce n’est pas possible, en limite de la ville. C’est seulement en dernier recours que l’implantation hors-ville est envisagée mais priorité est alors donnée aux lieux connectés au centre-ville. En Allemagne, l’urbanisme commercial est encore plus strict. L’implantation d’un commerce de plus de 700 m2 n’est autorisée qu’à trois conditions : ne pas déstabiliser les commerces de proximité existants, ne pas surcharger la voirie et les espaces de stationnement existants, ne pas trop altérer l’environnement au détriment des espaces ruraux. Dans tous les cas, il faut que tous les habitants, notamment les plus âgés, puissent s’approvisionner aisément sans être obligé de prendre leur voiture. Face aux attaques de groupe comme Ikea et Decathlon et aux critiques de la Commission européenne, le gouvernement fédéral se défend de toute discrimination liée à la nationalité de l’enseigne ou à son domaine d’activité. Il répond que « laisser librement jouer le marché revient de facto à encourager l’étalement urbain, à dévitaliser le centre des villes et à créer une discrimination supplémentaire au détriment des personnes n’ayant pas de voiture, notamment les personnes âgées et handicapées. De plus, les centres-villes vivants sont un élément-clé de maintien des liens et des contacts sociaux, si essentiels à la cohésion de la société. » (Rapport de l’IGF-CEGDD, op. cit., Annexe III, p. 18). On ne saurait mieux dire. Lors d’un de mon dernier voyage en Allemagne, j’étais à Marbourg, ville de 80 000 habitants du Land de Hesse à 300 km au Nord de Strasbourg, dont le cœur est l’Université Philipps (plus du quart des habitants en dépendent directement), la plus ancienne université protestante d’Allemagne (1527) à laquelle sont associés des noms tels que Denis Papin, Rudolf Bultmann, Martin Heidegger ou Jürgen Habermas. Peu affectée par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, la ville a conservé son aspect médiéval. Le plus étonnant à Marbourg, c’est la parfaite netteté de la séparation entre ville et campagne : elle ne laisse aucune place aux périphéries sordides et aux réseaux routiers anarchiques que nous connaissons. Les vues aériennes révèlent un bel agencement de villes satellites à distance respectueuse du cœur ancien et séparées de lui par des forêts et des champs. Cas particulier dira-t-on. Il n’en est rien. Où que l’on aille en Allemagne, dans n’importe laquelle de ses villes, petites ou grandes comme Berlin, Hambourg, Munich, Cologne, nulle part on ne trouvera de banlieues à la française (ceci est vrai d’une façon plus générale dans les pays de l’Europe du Nord et pas seulement). Partout, dans des contextes différents, se voit le même urbanisme soucieux de longue date de l’environnement (https://www.persee.fr/docAsPDF/aru_0180-930x_1991_num_51_1_1602.pdf) qui font que les villes allemandes sont parmi les plus agréables à vivre au monde (https://www.geo.fr/voyage/allemagne-urbanisme-et-environnement-villes-vertes-54833). Bien entendu, il existe des quartiers riches et des quartiers pauvres mais sans que les disparités y atteignent les niveaux alarmants qu’on observe en France. Isabelle Bourgeois, spécialiste de l’économie allemande, cherche à comprendre l’origine de ces différences frappantes dans un article de synthèse sur la politique de la ville en Allemagne (http://www.constructif.fr/bibliotheque/2017-3/allemagne-une-dynamique-eprouvee.htm). Elle relève qu’il n’existe pas de politique définie au niveau central en dehors du « principe d’État de droit social inscrit dans la Loi fondamentale (Constitution) », lequel « fait obligation aux législateurs de veiller à garantir l’équité des chances de tous les citoyens et à assurer des conditions de vie équivalentes sur l’ensemble du territoire, conditions sine qua non de la cohésion sociale et du bon fonctionnement de la démocratie ». L’État fixe les normes, conseille, évalue et met les moyens budgétaires à disposition, tout le reste est géré au niveau local dans un jeu complexe assurant la coordination des acteurs : Länder (autonomes), communes (autonomes aussi) et société civile. En résumé, « tout ce qui relève de la vie sociale, au sens le plus large, repose sur l’initiative de la société civile. Il n’y a pas de contraste plus fort entre la France et l’Allemagne : approche centrale et volontariste d’une part, culture de la subsidiarité de l’autre. » La boucle est bouclée : de la démocratie aux entrées de ville et retour. Les différences entre la France et l’Allemagne en matière d’urbanisme s’expliquent en grande partie par des différences plus profondes sur le pouvoir (centralisé ici, régionalisé là), la responsabilisation des citoyens et la confiance mutuelle entre les acteurs (exceptionnellement faibles ici, fortes là) qui se manifestent en tous domaines (y compris quand il s’agit de s’adapter à un virus, comme on le voit actuellement). L’origine de ces attitudes remonte à un lointain passé. Dans une Allemagne tard unifiée, les pouvoirs locaux reposent sur une longue tradition de multiples États indépendants, si bien que les tendances à la centralisation représentent une adaptation relativement récente et limitée dans un pays foncièrement fédéral. La France, au contraire, a été très tôt unifiée et centralisée. L’État centralisé fonctionnait bien du temps où il pouvait recevoir ses nouvelles et envoyer ses ordres au rythme du pas des chevaux parce que la société était simple et le progrès technique lent. Il a su s’adapter à la machine à vapeur et à la locomotive, survivre au télégraphe et à l’automobile, mais quand les changements se sont accélérés et les acteurs multipliés, le vieux système centralisé a montré ses limites. Là, où il régnait en seul maître, dans les pays socialistes, il a fini par s’effondrer. En France, il a bien fallu se résoudre à décentraliser, mais on ne trouve pas les bonnes solutions en dix ou vingt ans quand on a plusieurs siècles de mauvaises habitudes derrière soi et le volontarisme est souvent un pis-aller. Les réformes visant à « régionaliser » et « aménager le territoire » ont été le plus souvent tâtonnantes, inabouties, contradictoires (le millefeuille territorial), abstraites, trop ou trop peu, d’où les multiples échecs bien concrets dont il vient d’être question. Quand aucun homme ou institution ne peut plus savoir tout ce qui est nécessaire à l’action efficace, force est de recourir à l’intelligence collective qui repose sur la « culture démocratique » (comme dit l’EIU) et sur le principe de subsidiarité. C’est ce passage au système réticulé multi-niveaux et multi-acteurs à laquelle la France, par son Histoire longue, n’était pas préparée, alors que l’Allemagne y était préadaptée. On peut quand même s’étonner que les Français ne soient pas plus conscients du caractère unique en Europe de l’anarchie de leurs banlieues et n’y trouvent pas, le rouge au front, la motivation pour y porter remède.