Sur la lente décomposition des choses - France Catholique
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Marie dans le plan de Dieu
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Sur la lente décomposition des choses

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À la fin du XVIe siècle, Michel de Montaigne se retire dans son domaine pour écrire ses Essais. Il a initié par accident une révolution et a contribué à favoriser ce que nous connaissons comme le monde moderne. Quel était le sujet de ses « tentatives » ? C’est mon propre moi que je peins, écrivait-il, entièrement nu. Je suis moi-même le sujet de mon livre. »

Montaigne était fidèle à sa parole. Ses premiers lecteurs ont admiré la plupart de ses observations sur les questions militaires, qui proviennent de son expérience de première main des guerres de religion. Mais on entend aussi parler des plaisirs du grattage des démangeaisons et des effets des habitudes alimentaires sur la digestion de cet homme qui semble avoir vécu pendant plus d’une décennie avec le « gravier », un calcul rénal et ses douleurs atroces.

Observateur averti, il avait même l’œil pour sa propre distraction : « J’ai un esprit délicat… le moindre bourdonnement d’une mouche suffit à l’assassiner ! »

Cet intérêt pour le soi pour lui-même, cette renonciation aux grandes prétentions dogmatiques sur le monde au profit d’une attention sceptique à soi-même, ont naturellement valu à Montaigne un chapitre dans des livres tels que Sources du soi de Charles Taylor (1989) et Mimesis d’Erich Auerbach (1946).

Auerbach note la prédisposition chrétienne, d’où Montaigne écrit, mais s’occupe surtout de la manière dont le moi est devenu un objet d’étude indépendant de toute signification universelle ou transcendante. Pour Auerbach, c’était la définition du séculier, un processus commencé par l’amour créateur de saint François et l’attrait pour le caractère que l’on trouve dans la Commedia de Dante, mais qui s’est achevé en désenchantement dans les essais de Montaigne.

Pour Taylor, Montaigne constitue un moment de l’intériorité croissante du moi moderne, une préoccupation pour ce qu’il appellera plus tard le  » moi estampillé « , ce sentiment distinct d’être un petit monde à part de tout le reste – rien en dehors de nous-mêmes n’ayant aucune revendication absolue sur nous. Taylor aboutit à peu près au même endroit qu’Auerbach, faisant sien L’Âge Séculaire (2007).

Le renoncement apparent de Montaigne à se prononcer sur autre chose que ce qu’il connaît le plus intimement et en privé, parce que c’est tout simplement lui, cela semblera familier à beaucoup d’entre nous, nous qui vivons ce que Christopher Lasch appelait une Culture du Narcissisme (1979) :

Après les troubles politiques des années soixante, les Américains se sont repliés sur des préoccupations purement personnelles. N’ayant aucun espoir d’améliorer leur vie de quelque façon que ce soit, les gens se sont convaincus que ce qui compte, c’est l’amélioration psychique : entrer en contact avec leurs sentiments, manger des aliments sains, prendre des leçons de ballet ou de danse du ventre, s’immerger dans la sagesse orientale, courir, apprendre à « s’identifier à », surmonter la « peur du plaisir ».

Montaigne peut paraître comme un formidable ancêtre des gourous du développement personnel et des maniaques autoproclamés des dernières décennies, où les médias sociaux permettent à certaines personnalités de vivre dans une galerie des glaces virtuelle, réfléchissant : ego, ego, ego, ego. Faut-il s’étonner, à notre époque, que les perceptions du public, la vérité, voire la réalité elle-même, soient rendues conformes aux sentiments privés de certains individus ? Le moi est tout ce qu’il vous reste si vous refusez de reconnaître quoi que ce soit à l’extérieur ou au-dessus. La politique joue alors un rôle de rattrapage par rapport à notre psychologie.

Et l’essayiste semble parfois avoir abandonné toute aspiration à la connaissance de quelque chose en dehors de soi. La plus longue section des Essais est celle de « l’apologie envers Raymond Sebond ». L’essentiel de ce texte consiste en une série d’arguments sceptiques sur le pouvoir de la raison humaine de connaître la vérité.

Vous pensez que les êtres humains sont gouvernés par une foi sincère en Dieu ? Eh bien, répond-il, la plupart des gens sont religieux par coutume et ceux qui font semblant de se battre pour leur religion avec beaucoup de zèle « utilisent presque toujours la religion » pour leurs propres fins sans principes.

Vous pensez que l’homme est qualitativement distinct des animaux inférieurs ? Vous ne le ferez plus après avoir lu dans son catalogue à quel point les bêtes sont intelligentes et à quel point les êtres humains sont confus et incohérents. L' »Apologie » devint un ouvrage de référence pour les athées sceptiques des siècles ultérieurs.

Mais le retiré et réfléchi Montaigne ne se serait pas reconnu comme l’auteur d’un tel gâchis. Bien qu’il ait nié être un grand érudit, sa lecture des classiques était importante. Il lisait le latin couramment et cela se voit dans les Essais, où chaque discussion se résume à une collection de citations des classiques, et où même ce qui était autrefois pris pour les pensées originales de Montaigne sont en fait des copies des grands latins, particulièrement Sénèque et Plutarque.

Admirateur de Platon et de Socrate, Montaigne pensait que son entreprise était d’une certaine envergure auprès de ces philosophes anciens. Comme l’observe un érudit de Montaigne : « Dans le flux de l’univers créé, Montaigne s’est efforcé de suivre l’injonction Delphique : Connais-toi toi-même. » Si nous pensons maintenant à l’égocentrisme par opposition à la connaissance de la réalité dans son ensemble, Montaigne (comme Platon) considérait l’homme comme un microcosme. En étudiant un seul homme, il en est venu à comprendre la nature humaine, et ce n’est qu’en passant par le petit monde du moi qu’il a pu arriver à la sagesse concernant le macrocosme, la structure ordonnée de tout ce qui est.

Les « Apologies » plaident en faveur du scepticisme, mais – peut-être curieusement pour nous – à des fins catholiques. Si la raison naturelle conduit les hommes à la folie, alors nous n’avons pas d’autre choix que de compter sur la révélation divine telle que préservée et enseignée par l’Église faisant autorité. Les protestants n’ont pas une telle position rationnelle sur laquelle s’appuyer, ils devraient déposer les armes et se soumettre au pape.

Hélas, nous ne sommes pas seulement la somme de nos intentions. Et nos efforts aboutissent souvent à autre chose. Ce que nous trouvons chez Montaigne, c’est l’ancienne tradition philosophique et la tradition spirituelle de l’Église corrompue de l’intérieur, perdant graduellement et inconsciemment ce sur quoi les anciens païens et chrétiens s’étaient accordés : l’intelligibilité lumineuse de la réalité comme telle et l’empreinte de l’intelligence divine même dans la raison naturelle de la personne humaine.

Le monde de Montaigne est plus froid, plus vide et plus confus que celui de ses ancêtres.

Ses Essais devraient nous avertir que nous devons préserver et renouveler nos traditions et notre culture intellectuelle dans leur plénitude, plutôt que de les laisser tomber en décomposition. Il ne s’agit pas seulement de pouvoir citer nos références par cœur, mais de pouvoir prononcer les paroles dont nous héritons d’une voix vivante et d’une âme éveillée à la splendeur des choses.

6 juillet 2019