Un commentaire dans un échange entre le romancier français Michel Houellebecq et le chroniqueur conservateur français Geoffroy Lejeune dans le journal « First Things » a récemment accroché mon regard. Je ne veux pas exagérer l’importance de ce qui a pu être un commentaire au pied levé dans un dialogue où l’attention des interlocuteurs se portait ailleurs. Nous n’avons que trop de ce style de journalisme et de commentaires d’inquisition hyper-critique où quelqu’un s’offense d’un mot ou d’une phrase prononcés en passant dans un article ou un interview. Je ne le mentionne ici que parce qu’il représente une supposition qui, je le pense, n’est pas rare chez beaucoup d’intellectuels – et qui mérite une réponse franche.
Dans des commentaires traitant largement de la culture et de la politique contemporaines, monsieur Houellebecq a fait la remarque que « l’attention portée par l’Eglise Catholique à la sexualité de ses fidèles m’apparaît comme nettement excessive. Cela ne s’enracine pas dans les origines du christianisme. »
Vous entendez cela dans un grand nombre de cercles universitaires, et, dans un sens, j’ai une certaine sympathie pour cela. J’enseigne la théologie à des étudiants d’université américains. Je me sens privilégié de le faire, et je m’en réjouis probablement plus que je ne devrais. Mais voici les choses sur lesquelles j’aimerais passer le plus clair de mon temps :
• la théologie des pères de l’Eglise primitive
• les discussions intellectuelles qui ont conduit aux définitions doctrinales des premiers conciles œcuméniques
• le développement de la spiritualité monastique depuis Saint Antoine du Désert jusqu’à la règle de Saint Benoît et au-delà
• la remarquable synthèse de la foi et de la raison dans l’œuvre de Thomas d’Aquin
• le développement de l’idéal de l’éducation libérale depuis ses racines dans l’Antiquité grecque et romaine en passant par ses incarnations chrétiennes en Victorinus, Augustin et John Cassian jusqu’à son expression dans les grandes universités médiévales et au dix-neuvième siècle dans « Idée d’une université » de Newman.
Et je n’ai même pas commencé dans le domaine qui m’a été assigné pour mon enseignement régulier, à savoir la théologie morale. J’aimerais beaucoup faire un cours de deux semestres sur l’histoire de la loi naturelle ; deux autres semestres sur le développement de l’éthique de la vertu entre Aristote et Thomas d’Aquin. Et la relation entre la théologie et la science moderne ? J’aime beaucoup cela. Et la théologie et la culture? C’est parfait.
Vous demandez : et Jésus ? Le Dieu trinitaire ? L’intérêt de la Croix, de la Résurrection, de l’Ascension ? Et l’Eucharistie, l’histoire des sacrements et du salut ? J’enseigne toujours sur ces sujets. Ils sont centraux.
Mais ceux-ci sont seulement certains des thèmes que je choisirais pour y passer la plus grande partie de mon temps d’enseignement. Notez qu’aucun n’implique la sexualité. Je ne suis pas opposé à la sexualité – la sexualité est une chose merveilleuse, même si son importance a été un peu surfaite. Ce n’est tout simplement pas intéressant d’en parler. Et ce n’est pas ce que, personnellement, je choisirais pour passer mon temps avec une classe.
Mais voici la chose. Depuis pas mal d’années, j’ai imposé à mes étudiants des question de réflexion sur certaines des « questions fondamentales de sens » dont parle le pape Jean-Paul II au début de son encyclique « Fides et ratio ».
« Si vous deviez mourir dans dix ans, que pourrait dire franchement de vous quelqu’un qui vous connaîtrait bien ? Avez-vous eu une vie qui a du sens et si oui, qu’est-ce qui lui a donné du sens ? »
« Cela ferait-il une différence dans votre vie si vous croyiez que quelqu’un vous aime tant qu’il donnerait sa vie pour vous ? »
« Que signifie être humain ? Comment votre réponse à cette question affecte-t-elle votre vie ? »
Alors, quand vous lisez sans cesse les réponses des étudiants à ces questions et à d’autres du même genre, et quand vous parlez régulièrement avec les étudiants de leur vie – leurs espoirs, leurs rêves, leurs craintes, leurs triomphes et leurs désastres – et quand vous parlez avec les prêtres qui écoutent jour après jour les confessions de ces étudiants, vous apprenez quelque chose d’important : beaucoup d’étudiants modernes souffrent.
Et les choses qui les font le plus souffrir sont les difficultés qu’ils ont ou ont eu avec la sexualité ou l’explosion de leur famille.
Donc je voudrais parler de toutes ces questions dans l’Eglise primitive que monsieur Houellebecq estime en valoir la peine, mais je vis dans le monde réel des adolescents américains. Et si je veux tenir compte de l’appel du pape François à servir dans « l’hôpital de campagne pour les fidèles », alors je ne peux tout simplement pas éviter de traiter les problèmes liés au sexe et à la famille. Parce que je sais que ce qui cause le plus de tort à ces gamins est une culture qui a perdu l’esprit concernant la sexualité et le mariage tout comme des générations précédentes ont perdu l’esprit en ce qui concerne le nationalisme, l’usage des icônes, ou savoir si le Fils est « un seul être » avec le Père ou seulement « semblable » au Père.
Je ne peux pas plus éviter de parler de sexualité et de famille que Francisco de Vittoria ne pouvait éviter de parler des Amérindiens dans le Nouveau Monde, quand bien même il aurait préféré enseigner sur la Trinité, ou pas plus que le pape Léon XIII ne pouvait éviter de parler de « la question du travail », quand bien même il aurait préféré parler de l’intelligence angélique. Les chrétiens de l’Eglise primitive ont fait face à leurs défis ; nous devons faire face aux nôtres.
Exagérée, l’attention portée par l’Eglise Catholique à la sexualité de ses fidèles? Combien de prêtres et d’évêques en parlent seulement puisque la moindre mention déclenche un hourvari de protestation tout comme toucher une plaie ouverte provoque des hurlements de douleur ? La plupart des prêtres qui s’occupent de ce problème le font non parce qu’ils sont obsédés mais parce que la société l’est. Ils entendent les confessions et savent ce qui est en train de tuer le cœur des jeunes.
En parler n’est pas populaire ; cela ne les rend pas à la mode aux yeux de la jet-set mais quelqu’un doit s’en soucier. Surtout depuis que la clique de la jet-set ne fait guère plus que vendre aux jeunes adultes de maintenant davantage de coûteux vêtements, d’iPhones et autre camelote dont ils n’ont pas besoin, en utilisant le sexe comme appât.
A en juger par les dommages que je constate, c’est cela qui est excessif.
Randall B. Smith est professeur de théologie (chaire Scanlan) à l’université Saint-Thomas de Houston.
Illustration : un hôpital de campagne durant la Première Guerre Mondiale
Source : https://www.thecatholicthing.org/2019/06/12/in-the-field-hospital/