La culture de la rencontre - France Catholique
Edit Template
100 ans. Donner des racines au futur
Edit Template

La culture de la rencontre

Ce texte de l'intervention de Jean Vanier date du 5 juin 2013. Il l'a prononcé devant 1300 personnes réunies au Palais des Congrès de Versailles pour célébrer les 50 ans de la fondation de l'Office chrétien des personnes handicapées, autour de Marie-Hélène Mathieu, le 28 avril 1963. Marie-Hélène Mathieu a également fondé le mouvement Foi et Lumière, avec Jean Vanier, à Pâques 1971, à Lourdes.
Copier le lien
vanier6.jpg

© Michel Pourny

J’ai été très touché par un discours récent du pape François dans lequel il est dit qu’il faut que l’on établisse dans l’avenir une « culture de la rencontre ». Il dit l’importance de regarder dans les yeux et de toucher. Je trouve très important que nous écoutions ce que dit le Pape ; il ne s’agit pas seulement de se réjouir de son sourire, mais de le prendre au sérieux. Il propose une culture de la rencontre ; c’est un peu ce que, dans Intouchables, ce film plein d’émotion et surtout de vérité, Philippe [Pozzo di Borgo, joué par François Cluzet] a vécu avec Abdel [joué par Omar Sy], qui sortait de prison. Ma vie a été faite de rencontres. Des rencontres qui m’ont choqué — en voyant à quel point les personnes avec un handicap étaient peu écoutées, et pas du tout prises en considération. Je suis frappé, en pensant à des personnes de ma communauté, de leur humiliation de ne pas avoir été considérées, regardées comme importantes. À l’Arche comme à Foi et Lumière, d’anciens volontaires témoignent après un certain temps que leurs années ont été difficiles mais extraordinaires, et qu’ils n’en voudraient rien changer. L’une a écrit dans une très belle lettre : « Je suis venue à l’Arche ne connaissant rien, et j’avais peut-être un peu peur. Mais j’ai passé un an et demi avec des gens sympathiques, rigolos, profonds. Je crois que je n’ai jamais autant ri, autant pleuré. Je quitte ce temps de l’Arche transformée ».

À propos de ce que demande le Pape — « veiller, créer une culture de la rencontre » — je pensais à ce texte bien connu de l’Évangile. Cet homme qui arrive de Jéricho attaqué par des hommes de la délinquance, qu’on laisse à terre, dans un état pitoyable, blessé. Un juif passe, est gêné, continue ; puis un lévite, il passe ; puis un samaritain, d’un groupe religieux méprisé par les juifs, tenu pour rien. Cet homme est touché, il s’arrête pour désinfecter les plaies, y fait couler de l’huile et du vin. Jésus demande lequel des trois a traité cet homme à terre comme un voisin, et lance : « Va, et fais de même. » Jésus a demandé que nous le fassions. Qu’est-ce qui a touché ce samaritain ? Son frère en humanité. Il n’a pas vu d’abord dans le blessé un homme d’une religion différente, mais son frère en humanité. Jésus parle de personnes humaines d’autres religions et demande d’agir comme ce samaritain.

Je vais vous parler d’une rencontre faite il y a quelques jours à la gare du Nord. Je n’étais pas très pressé par le temps. Il y avait là un mendiant, de 25 ou 30 ans, accompagné d’un gros chien, et je me sentais poussé vers lui. Je reviendrai sur ce sentiment de se sentir poussé, qui est la conscience personnelle, l’appel à faire ce qui est bien, ce qui est juste. Je demandai à cet homme : « Comment vas-tu ? — Pas bien. — Comment t’appelles-tu ? — Tony. — D’où viens-tu ? — De la région parisienne. » Après avoir discuté quelque temps : « Pardon, je n’ai pas beaucoup d’argent, mais je te donnerai quelques pièces que j’ai. – ça n’a pas d’importance. Je suis ici depuis longtemps, et personne ne veut me regarder. Tu m’as regardé, je t’en remercie. » Lors de cette rencontre fortuite, gratuite, Tony m’a souri et je lui ai souri. C’est un homme humilié : on n’est pas là, à la gare du Nord, sans être humilié. Il a une histoire qui fait peut-être beaucoup de peine à son papa et à sa maman ; peut-être, comme beaucoup d’hommes, se sent-il coupable ? En me souriant, il m’a donné mon humanité, et je crois que j’ai éveillé son humanité.

La rencontre est un risque : parce que lorsque je me suis approché de lui, nous ne savions ni l’un ni l’autre ce qui allait se passer. Nous étions deux pauvres. Je n’étais pas là pour l’orienter vers une maison d’accueil, pour lui donner à manger ; je n’avais rien à lui donner… C’était une rencontre très passagère, gratuite, pas du tout contractuelle. Moi avec lui, lui avec moi. Je me trouvais avec lui comme un pauvre, et lui avec moi comme un pauvre. Il aurait pu être en colère contre moi. Mais quelque chose s’est passé, un regard, un sourire. Ce sont des moments où l’on reconnaît une alliance, l’alliance d’une même humanité. Nous ne pouvions rien nous donner, sauf notre humanité commune. La rencontre est un moment de communion. Je ne sentais pas que je devais prier pour lui ; j’étais simplement un pauvre en face de lui. Je me suis dit, en y réfléchissant plus tard, qu’il était peut-être Jésus. Cette communion avec lui m’a fait sortir du carcan de mes systèmes de protection dans lequel je peux parfois être. Il faut être désarmé pour rencontrer quelqu’un comme Tony. Si dans le train, je demandais à mon voisin, son nom, son origine, sans doute en serait-il étonné. Peut-être les mendiants sont-ils plus accueillants…

Cette communion entre deux mondes, qu’on sent très forte dans le film Intouchables, ouvre mystérieusement à l’universel. Il ne faut pas chercher à se protéger, il faut être désarmé ; simplement être présent. Peut-être n’aurais-je pas approché un Tony et son gros chien si j’avais été seul dans la forêt de Compiègne ? Il y a du monde au contraire gare du Nord, ce qui protège. La rencontre se fait dans une certaine sécurité — car il ne faut pas être naïf. Il s’agit d’approcher. J’avais l’impression que Tony m’ouvrait à l’au-delà. Ceux qui entrent dans le Royaume, nous dit Jésus, ont fait un acte de compassion. « J’avais soif, j’avais faim, j’étais en prison, et vous êtes venus me rencontrer. » C’est mystérieux de sentir à quel point un geste de compassion si pauvre m’a ouvert à Jésus.

Pourquoi ai-je été attiré vers Tony ? Il a été dit lors du Concile Vatican II que « la dignité humaine se trouve dans la conscience personnelle de chaque être humain ». Cette conscience personnelle est le lieu secret, le sanctuaire secret où Dieu habite en chacun de nous. C’est une attraction vers la lumière, la justice, l’amour, comparable à l’attraction de la fleur vers la lumière. Ce n’est pas un discernement, non. C’est un mouvement qui nous attire vers la justice, la vérité, l’amour. Je dirais même, vers Dieu. On reçoit une certaine liberté intérieure quand on vit selon sa conscience et non selon les normes. J’ai malheureusement trop de fois regretté de ne pas être allé vers des Tony. J’ai quelquefois entamé des conversations, puis j’ai eu peur. J’éprouvais une liberté intérieure après cette rencontre de la gare du Nord. Cette conscience personnelle est-elle un appel de l’Esprit Saint ? Je n’étais pas là pour faire du bien à Tony, lui donner quelque chose, mais pour un moment de communion avec lui.

Mamie est arrivée dans ma communauté en 1978 avec un très lourd handicap ; elle pouvait marcher, mais ni parler, ni manger seule. Elle est devenue aveugle, et de plus en plus faible, jusqu’à sa mort à presque 80 ans. Elle restait la plupart du temps dans sa chambre. De temps en temps elle criait, retirait ses vêtements… Mais dans le foyer, pour tous, elle n’était pas Françoise, mais Mamie, et tout le monde l’aimait.

Peter, arrivé au foyer du Canada, s’est vu demander après un peu de temps s’il voulait bien donner à manger à Mamie. Il n’en était pas très réjoui, parce qu’il n’avait pas eu beaucoup de contacts avec elle auparavant. Il a raconté lui-même ce qui s’était passé. « Après quelques semaines, Mamie a mis sa main sur ma main ; elle m’a regardé (elle est aveugle, mais elle a tourné la tête vers moi), et elle a souri. Quelque chose s’est passé en moi. J’ai toujours voulu avoir du succès, j’ai toujours voulu être applaudi. Là j’ai découvert que la personne la plus petite m’aimait, et m’a révélé le secret de ce que je suis. Je ne suis pas quelqu’un, quelqu’un qui a réussi, qui a fait de bonnes choses. » Au fond de nous, êtres humains, notre grand cri est : « Est-ce que tu m’aimes ? », « Est-ce qu’il y a quelqu’un qui m’aime ? »

Le problème le plus profond, c’est d’être aimé pour ce qu’on fait ou pour ce qu’on est. Et je crois que Mamie a révélé à Peter qui il était. Je crois que Tony dans la gare du Nord m’a révélé qui j’étais. Le Secours catholique, il y a quelques années, a fait un grand changement : demander non plus seulement de faire pour, mais de faire avec. Pas seulement de donner à manger, mais de s’asseoir. D’écouter, et ce n’est pas si simple. Comment rencontrer l’homme de la rue ? Nous avons nos systèmes de défense. Comment être désarmé ?

Un jour, un homme, un homme de grande qualité, est arrivé à la Forestière. Il a vu Loïc, l’un des fondateurs de Foi et Lumière. Loïc a maintenant 57 ans, et il est tout petit. Ce monsieur a regardé Loïc et s’est exclamé : « Quelle souffrance ! » Mais Loïc va bien, quel est le problème ? Il est heureux ! Il ne bavarde pas beaucoup puisqu’il ne parle pas, mais il aime la musique, et il est la joie du foyer de la Forestière ! Ce brave homme a une vision de ce que devrait être l’être humain pour avoir le bonheur. Loïc a son bonheur. Ça ferait beaucoup de bien à ce monsieur de passer plus de temps au foyer ! Osez la rencontre, et vous serez surpris.

L’un des grands amis du Pape est un rabbin ; on m’a dit que l’une des premières choses qu’il ait faites après son élection a été de lui téléphoner pour lui annoncer : « Pardon, on ne me permet pas de quitter Rome. » Jean-Paul II devant un grand nombre de rabbins avait dit que nous étions appelés à être une bénédiction pour les autres. Le pape François, ainsi, n’est pas là pour changer ce rabbin, mais pour l’écouter, le découvrir, découvrir qu’il est un homme de Dieu. On n’est pas là pour changer les gens, mais pour les aimer. Je crois que c’est ce que veut dire le Pape en parlant de la « culture de la rencontre ». Elle doit être sécurisée — je n’aurais peut-être pas approché Tony dans la forêt de Compiègne. Mais il faut l’oser.

Mais si on l’ose, alors l’autre va découvrir son humanité, surtout s’il est un homme ou une femme humilié. Et nous aussi, nous allons découvrir ce qu’est notre humanité, si belle, et appelée à s’ouvrir vers l’autre. Notre appel est d’œuvrer pour regarder l’autre, découvrir l’autre avec son humanité, sa pauvreté, son humiliation… C’est de le regarder comme un être humain, un regard qui lui dit « Tu es plus beau que tu n’oses le croire ». Un regard qui ne jaillit pas de nos peurs, mais de notre conscience profonde, qui nous amène à oser la rencontre, pour découvrir que l’autre, c’est Jésus.