Vers le début de sa riche réflexion sur le mystère de l’Eglise, le Catéchisme de l’Eglise Catholique cite un écrit chrétien antique : le Pasteur d’Hermas. Nous y trouvons une déclaration stupéfiante : « le monde a été créé dans l’intérêt de l’Eglise » (CEC, 760). A la suite de tant de scandales ecclésiastiques et du désordre ecclésial, cette affirmation téméraire peut sembler à beaucoup de catholiques à la fois arrogant et déroutant. Qui, de nos jours oserait consentir à une telle affirmation ? Pourtant elle apparaissait sans aucun doute tout autant pure folie dans la Rome du deuxième siècle.
D’Hermas lui-même, on sait peu de choses. Il raconte qu’il était un esclave affranchi, marié, avec des enfants. Ayant acquis de la richesse, il a souffert la persécution. Sa vie de famille a été troublée. Il avoue avoir eu recours à la ruse et à la tromperie. De ce fait, le thème continuel de l’œuvre est le besoin constant dans la vie chrétienne d’une conversion, d’un profond changement du cœur.
Le Berger ou Pasteur du titre se révèle être l’Ange de la Repentance qui appelle à la sainteté de vie à travers douze préceptes qu’il fournit au voyant. Bien que le penchant de l’auteur tende vers la dimension morale plutôt que mystique de la vie chrétienne, sa préoccupation n’est pas un pur légalisme, mais une vie sainte, se tourner vers Dieu de tout son cœur. La conversion et la sincérité du cœur sont des leitmotivs du livre.
De fait, le livre appartient clairement au genre des « deux voies » – le chemin de la droiture et le chemin de l’iniquité, le chemin de la vie et le chemin de la mort – une marque de fabrique de la littérature chrétienne pastorale qui refera surface dans des contextes aussi divers que la Règle bénédictine et les exercices spirituels d’Ignace de Loyola.
Donc, la vie chrétienne est représentée comme un combat spirituel : deux anges ou deux esprits s’affrontent à l’intérieur du cœur humain. Et Hermas, se fondant sur sa propre expérience, procure quelques naissantes « règles pour le discernement des esprits ». Sa focalisation sur la générosité et la paix en contraste avec l’amertume et la colère préfigure la consolation et la désolation d’Ignace.
Le cantus firmus de l’enseignement d’Hermas est la compassion de Dieu qui désire que l’homme et la femme se tournent vers Lui et vivent. Mais la miséricorde de Dieu est rigoureuse et réclame droiture et intégrité comme preuves concrètes de conversion. Donc les riches ont besoin de se tenir toujours en garde contre la cupidité, la soif d’accumuler toujours davantage de possessions. Ils doivent reconnaître que leur vraie richesse se trouve dans leur capacité et leur volonté de venir en aide aux déshérités et aux nécessiteux.
Dans une culture marquée (aussi profondément qu’aujourd’hui) par la promiscuité sexuelle, Hermas exige une conduite exemplaire. Il propose le cas d’un conjoint ayant commis l’adultère. Le conjoint qui se sent lésé peut divorcer, affirme-t-il, mais non se remarier. Car il ou elle doit continuer d’espérer le repentir de son conjoint et la réconciliation. Il déclare de façon convaincante : « dans ce domaine, l’homme et la femme doivent être traités exactement de la même manière ! »
Dans une vision centrale du « Pasteur », Hermas voit l’Eglise comme une grande Tour bâtie sur les eaux baptismales. Les apôtres et des docteurs, « qui ont vécu dans une sainte pureté et ont agi chastement et respectueusement en réponse à l’élection divine » sont les pierres de fondation. D’autres pierres brillantes sont les martyrs qui ont fidèlement enduré l’épreuve dans leur engagement envers le Fils de Dieu. D’autres encore ont trouvé leur propre place grâce à la repentance et à une vie droite.
L’image de la Tour montre cependant que la vie chrétienne ne se fait pas à la force du poignet chacun dans son coin. C’est vivre une nouvelle vie en communauté : devenir une partie de la Tour bâtie sur les aux baptismales et « tenir ensemble par la puissance invisible du Seigneur ».
Pourtant, en dépit de son insistance sur la compassion de Dieu, Hermas n’hésite pas à affirmer la réelle possibilité de la perdition éternelle. Car il voit dans sa vision des pierres rejetées loin de la Tour : ce sont « les fils d’iniquité qui n’ont pas abandonné leur méchanceté ».Non que la compassion de Dieu vienne à manquer, mais il y a ceux qui ne trouvent pas place dans la Tour parce que « la pensée de repentance ne vient pas dans leur cœur en raison de leur attachement à leurs convoitises et aux crimes qu’ils ont commis ».
J’ai suggéré plus haut que Hermas mettait l’accent sur la dimension morale du Christianisme et se préoccupait peu de la dimension mystique. On pourrait dire que le « Pasteur » ressemble bien plus à l’Epître de Jacques qu’à la Lettre aux Ephésiens. De fait, la christologie du « Pasteur » apparaît inachevée, semblant même identifier le Fils avec le Saint-Esprit. Pourtant l’ouvrage était tenu en haute estime par certains des premiers Pères de l’Eglise et même considéré comme faisant partie des Ecritures par Irénée et Clément d’Alexandrie.
Cependant, malgré son excellente réputation, Hermas n’a pas été accepté dans le canon du Nouveau Testament. Mais Jacques s’y trouve, de même que les Ephésiens : l’aspect moral ou paranétique, et l’aspect mystique ou doctrinal. Inséparables. Et la conviction d’Hermas selon laquelle « le monde a été créé pour le bien de l’Eglise » trouve son solide fondement dans Ephésiens, dans la bénédiction du Père « qui nous a choisis dans le Christ avant la fondation du monde pour être saints et sans reproche devant Lui dans l’amour » (Ephésiens 1:4)
Alors, si en dépit de sa christologie apparemment « déficiente », Hermas peut ainsi souligner l’unique qualité de la vie et de la conduite qui doit marquer le chrétien, combien plus cette nouveauté de vie doit rayonner quand envisagée comme une participation active à la communauté ecclésiale, mystiquement perçue comme étant le véritable corps du Christ ?
En définitive, nous pouvons à bon droit professer que le monde a été créé dans l’intérêt de l’Eglise seulement si nous confessons sans réserve qu’il a été créé dans l’intérêt de Jésus-Christ, le Fils bien-aimé, l’Unique, qui appelle chacun, aujourd’hui comme hier, à une vie sainte.
Le père Robert Imbelli, prêtre de l’archidiocèse de New York, est professeur universitaire émérite de théologie à Boston College.
Illustration : « Compassion » par William-Adolphe Bouguereau, 1897 [musée d’Orsay, Paris]
Source : https://www.thecatholicthing.org/2019/02/17/gods-tower/