A une époque comme la nôtre, quand tant de choses sont profondément ébranlées aussi bien dans l’Église que dans le monde, il y a pour notre situation peu de guides auxquels on puisse se fier. Mais en voici justement un : le livre de Daniel Mahoney, bref mais puissant : The Idol of Our Age: How the Religion of Humanity Subverts Christianity, (« L’idole de notre époque : comment la religion de l’humanité subvertit le christianisme »).
Il y a quelques dizaines d’années, les évangéliques d’Amérique avaient l’habitude de dénoncer l’humanisme laïque, et ils avaient raison, mais sans savoir ce qu’il était d’autre qu’un refus de la religion. Pendant la même période, saint Jean-Paul II essayait de retrouver un humanisme chrétien authentique, c’est-à-dire une riche « anthropologie » dans laquelle la personne humaine ne soit vraiment comprise qu’en relation avec Dieu.
Un humanisme chrétien est nécessaire parce que si nous ne donnons pas une valeur propre à la vie en ce monde, la religion peut se défigurer, devenir une sorte de puritanisme qui nie notre nature comme créatures avec corps, intelligences et esprits.
Un humanisme chrétien est nécessaire cependant parce que sans Dieu nous nous refermons sur nous-mêmes. Les sciences découvrent des vérités sur notre monde mais ne peuvent rien dire sur le pourquoi de notre présence sur terre, le sens de nos vies ou le lieu où nous allons après la mort.
Dans le vide laissé par l’exclusion de la religion et des vérités morales, nous faisons des idoles des désirs humains – répétons le drame originel du Jardin d’Eden – et pensons que nous sommes des dieux, ce que nous voyons trop clairement dans notre culture postchrétienne.
Mahoney fournit un exposé sage et qui va loin de la façon dont nous en sommes arrivés là, en commençant avec Auguste Comte qui, dans les décennies qui suivent la Révolution française, développa formellement une « religion de l’humanité ».
Des courants similaires gagnèrent l’Amérique, l’Europe occidentale et la Russie : habilement Mahoney rapporte comment Orestes Brownson, Aurel Kolnai (un Hongrois peu connu mais brillant) et Alexandre Soljenitsyne ont répondu aux branches proliférantes de « l’humanitarisme ».
Comme le grand philosophe politique Pierre Manent le dit dans la préface de ce livre, l’humanitarisme est maintenant « opinion dominante » dans les sociétés occidentales développées, elle « commande et interdit, inspire et intimide ».
L’humanitarisme est une idole exigeante qui poursuit un double objectif. Initialement, il remplit l’espace laissé libre par l’abandon de la religion. Bien que l’athéisme ait privé les hommes, individuellement, d’une vie future, ils pouvaient au moins voir dans le travail pour l’humanité quelque chose qui transcende toute personne particulière.
Ces ersatz de religion cependant s’en vont inévitablement de travers parce qu’elles ne peuvent pas réellement remplir l’abîme spirituel, et donc ont conduit, historiquement, à des mouvements plus radicaux même – et tyranniques – comme le marxisme, le progressisme et les actuelles marottes « identitaires ».
Récemment, l’humanitarisme a pris un nouveau tournant. C’est maintenant un bâton pour matraquer des particularismes variés : attachement aux nations, aux religions, aux familles, aux communautés spécifiques. De tels attachements sont aujourd’hui souvent dépeints comme relevant d’un sectarisme qui offense « l’humanité » en général.
Ensuit,e de nouveau, beaucoup dépend de l’endroit où vous êtes placé dans « l’arc de l’histoire » progressiste. Des groupes non-Occidentaux et anti-Occidentaux reçoivent leurs identités particulières. Musulmans, migrants africains et latino-américains, homosexuels etc. servent à saper les marqueurs traditionnels de l’identité – religion, famille ou nation – en faveur de « l’humanité »
Dans un chapitre particulièrement mordant qui est remarquable à la fois par la force de sa critique et sa loyauté à l’égard des côtés traditionnels, souvent passés sous silence du pape, Mahoney met tout cela en relation avec François. Il nous conseille de prendre au sérieux les arguments écrits du Pape (non « ses remarques à l’improviste remarquablement indisciplinées »), comme sujet exigeant réflexion attentive et évaluation.
Le principal problème, dit Mahoney, a été que « ses admirateurs, et parfois le Pape lui-même, confondent charité chrétienne et humanitarisme laïque ». En grande partie à cause de cet accent, le Pape, bien qu’il ait exprimé ses oppositions à des choses comme l’avortement ou le « mariage » gay, donne aussi l’impression que « miséricorde » signifie ne pas les attaquer trop durement en public. Il a fait la même chose pour les divorcés remariés à l’intérieur de l’Église.
Par contraste, il a sans cesse déclaré son opposition à la guerre et à la peine capitale, que l’enseignement de l’Église a toujours classées comme parfois moralement nécessaires.
Mais « la divine miséricorde n’est pas la compassion humanitaire. Ce n’est pas un substitut du repentir et de l’application ferme, tout en étant humaine, de la règle de la loi » En brouillant ces distinctions, François a laissé l’Église « divisée et vulnérable à un ‘politiquement correct’ irréfléchi ».
Et ces confusions conduisent à d’autres. Les écrits du pape sur l’environnement, par exemple, nous rappellent à juste raison cette « maîtrise » prométhéenne de la nature qui a gâché la science et la technologie occidentales – quelque chose de tout à fait différent de la « domination » sur la Création indiquée dans la Genèse. Laudato si, donc, peut être en partie lu comme une sorte de position verte conservatrice, enracinée profondément dans une spiritualité chrétienne. Mais l’alliance imprudente du Vatican avec les environnementalistes radicaux a conduit à des « insistances erronées ». Par exemple, le pape condamne souvent les affaires pour cupidité, mais les recommande rarement quand elles créent de la fortune et réellement aident justement le pauvre au nom duquel il parle. (A ma connaissance, il n’a jamais reconnu que la globalisation – avec tous ses problèmes – avait réussi à sortir des centaines de millions d’hommes de la misère pure et simple.)
Il semble accorder peu d’attention au fait que les régimes « humanitaires » modernes – c’est-à-dire l’Union soviétique, la Chine, Cuba – qui prétendaient représenter « le peuple » ont été parmi les systèmes les plus meurtriers, les plus oppressifs, et les plus désastreux du point de vue environnemental de l’histoire de l’humanité, tandis que les nations « capitalistes » ont régulièrement veillé à l’entretien de leurs environnements.
François dénonce avec véhémence les chefs occidentaux qui refusent d’ouvrir leurs frontières aux migrants. Mais il est indulgent envers le Venezuela et la Chine, les Castros, et Evo Morales de Bolivie. L’historien de Yale Carlos Eire, qui est né à Cuba, avance que le pape montre une sorte d’ « option préférentielle pour les oppresseurs. »
Et il semble aussi avoir plus grande confiance dans les technocrates internationaux et une « autorité mondiale » sur les nations – c’est-à-dire de plus petits groupes, qui réagissent davantage à des situations humaines concrètes.
La tradition chrétienne a toujours mis l’accent sur la modération, la prudence, le réalisme dans les affaires humaines. Dans un monde déchu, la tentative de créatures déchues de créer le ciel sur la terre, est une recette pour différents enfers, comme l’histoire récente le montre au-delà de tout doute. Et c’est vrai même quand l’humanitarisme vient à nous habillé en égalité, tolérance, acceptation. La vraie charité chrétienne est une rude école qui inclut ces idéaux mais aussi les vertus plus sévères qui évitent à nos efforts toujours trop humains de devenir idolâtres – et démoniaques.
Lundi 14 janvier 2019
Source : https://www.thecatholicthing.org/2019/01/14/the-idol-of-our-age/
Robert Royal est rédacteur en chef de The Catholic Thing, et président du Faith & Reason Institute à Washington, D.C. Son plus récent livre : A Deeper Vision: The Catholic Intellectual Tradition in the Twentieth Century a été publié chez Ignatius Press. The God That Did Not Fail: How Religion Built and Sustains the West, est maintenant disponible en poche chez Encounter Books.
Pour aller plus loin :
- LA « MODERNITÉ » : UN CENTENAIRE OUBLIÉ
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- Quand le virtuel se rebelle contre le réel, l’irrationnel détruit l’humanité
- La France et le cœur de Jésus et Marie
- Le rite et l’homme, Religion naturelle et liturgie chrétienne