Quiconque a lu « Kristin Lavransdatter », la trilogie de Sigrid Undset sur la Norvège médiévale, est conscient du magnétisme du personnage en titre, une obstinée, et de sa saga de péché et de rédemption. Dorothy Day rappelle sa première rencontre avec elle :
« Je l’ai vue pour la première fois dans les mains de mon amie Freda, qui habitait la maison d’à côté. Tant qu’elle ne l’a pas eu fini de lire, elle n’a plus nettoyé sa maison ni préparé à manger pour son mari et son fils… A mesure que les années ont passé, je l’ai recommandée à toutes les femmes du Mouvement Catholique des Travailleurs, et elles ont été captivées elles aussi ».
Ma première expérience de lecture de « Kristin Lavransdatter » a été similaire à celle de Freda.
Il y a des raisons puissantes à de telles réactions. Dans une conférence que J.R.R. Tolkien a un jour donnée sur le corpus de la mythologie norvégienne connu comme l’ancien Edda, il identifiait « godlauss », qu’il définissait comme « une autonomie fondée sur une volonté indomptable », comme la principale caractéristique du paganisme nordique. Le principal conflit dans « Kristin Lavransdatter » est entre la féroce volonté de cette sorte qui est celle de Kristin et son désir d’aimer et de servir Dieu.
Undset elle-même a été contaminée par une version européenne du début du vingtième-siècle de « godlauss ». Ecrivant en 1902, alors jeune agnostique, elle exprimait un credo d’autonomie totale :
• Je ne me suiciderai pas – je ne gaspillerai pas mes talents. Si j’en ai, je les trouverai et je les utiliserai. Je serai ce que je suis capable d’être.
• Si les choses vont mal, la réprobation et la punition seront miennes et seulement miennes. Ce ne sera pas la faute de Dieu ou du Diable, de la vie ou de la mort, de mon père, ma mère, mes grands-parents, arrière-grands-parents ou qui que ce soit d’autre, vivant ou mort.
• Parce que deux choses sont certaines : je suis vivante et je mourrai un jour. Et il n’est pas bon de vivre sans joies.
• Et vous devez régulièrement, soir et matin conjuguer les verbe devoir, vouloir, pouvoir dans toutes les langues que vous pratiquez. C’est un exercice extrêmement bénéfique.
Bien qu’il y ait quelque chose d’admirable dans une détermination aussi téméraire -pas de crise existentielle ou d’ennui ici – il serait difficile de confectionner une version moderne plus grandiose du concept païen nordique d’athéisme.
Dans « Kristin Lavransdatter », l’avocat principal de cette autonomie sans Dieu est Fru Aashild, qui exerce une puissante influence sur la jeune Kristin. De nombreux lecteurs manquent à saisir pleinement son influence pernicieuse sur Kristin. C’est une guérisseuse accomplie. Mais contrairement à l’abbesse Groa du roman, qui possède un savoir sur les herbes plus semblable à celui de Saint Hildegarde de Bingen, Fru Aashild est plus proches des sorcières dans « Macbeth ». Dans une singulièrement grossière perversion de l’avertissement de Notre Seigneur, Fru Aashild conseille : « quiconque souhaite donner sa vie doit prendre le risque et voir ce qu’il peut gagner ».
Quand Fru Aashild, inévitablement, expérimente des déconvenues en raison de ses mauvais choix, elle rejette toute aide, qu’elle vienne d’un homme, d’un saint ou de Dieu. Kristin lui demande si elle craint le jugement de Dieu sur ses actes et elle répond : « je n’ai jamais demandé
sa miséricorde quand j’ai agi contre ses commandements ». Cet attachement entêté a sa propre volonté a finalement des conséquences désespérées pour Fru Aashild.
Bien que cela prenne toute sa vie pour accepter (et plus de mille pages à lire pour le lecteur), il y a un remède à la volonté indomptable de Kristin. C’est, tout simplement, l’amitié – mais une amitié nécessairement de type transcendant.
Les premières lettres de Sigrid Undset montrent qu’elle avait une douloureuse aspiration à l’amitié : « je me demande ce qu’il sortira du fait que je n’ai jamais rencontré personne qui m’intéresse de façon vraiment chaleureuse et personnelle quand je m’en suis rendue proche… Je suis restée allongée dans mon lit à pleurer nuit après nuit et j’ai fait la liste de tout ce que je pensais riche et bon en moi, j’ai examinées ces choses et j’ai déploré qu’elles ne puissent m’acheter l’affection d’un seul être humain ».
Si Undset a d’abord lu et ensuite écrit son cheminement dans l’Eglise, c’est parce qu’elle ressentait intensément ce désir d’une amitié si forte qu’elle puisse la mener – comme Kristin, son héroïne de fiction – hors de sa volonté propre. (Parmi les ouvrages que Undset a traduit de l’anglais au norvégien, il y a « L’amitié du Christ » de Robert Hugh Benson.)
Nous devons mentionner ici l’expérience de lecture transformatrice de Sigrid Undset. Quand elle avait dix ans, quelqu’un lui a donné un exemplaire de « la saga de Njal » un conte médiéval violent de grande envergure sur l’amitié funeste entre le guerrier viril Gunnar et le sage juriste Njal. Undset n’a pas pu le lâcher. Elle a qualifié cette expérience de lecture de « tremblement de terre ».
En plein milieu du récit, l’Islande accepte le christianisme – et cela change tout. L’athéisme n’est plus la philosophie nordique dominante. La dépendance à une « volonté indomptable » est supplantée par ce que la littérature pieuse de la Scandinavie médiévale exprime comme une relation avec les « gudsvinr » ou « amis de Dieu ». Ailleurs dans ses écrits Undset identifie joliment cette relation comme « la lumineuse doctrine de la communion des saints ».
Après que l’Islande ait accepté le christianisme dans « La saga de Njal », un sage Godi, c’est-à-dire un seigneur local, Hall of Sida, résiste toujours à la nouvelle foi. L’astucieux missionnaire Thangbrand sait comment attirer Hall à la conversion par les familières déclarations d’amitié :
Thangbrand sortit tôt un matin, dressa une tente et chanta la messe dans la tente, avec beaucoup de faste, car c’était jour de grande fête.
Hall demanda à Thangbrand : « à la mémoire de qui célébrez-vous ce jour ? »
« L’ange Michel » répondit-il.
« Quelles sont les caractéristiques de cet ange ? » demanda Hall.
« Il en a beaucoup » dit Thangbrand. « Il pèse tout ce que tu fais, le bien comme le mal, et il est si miséricordieux qu’il donne plus de poids à ce qui est bien fait. »
Hall dit alors : « j’aimerais bien l’avoir pour ami. »
« Mais tu le peux » dit Thangbrand. « Donne-toi à lui ce jour, au nom de Dieu. »
« Je le ferai à cette condition que tu me promette, de sa part, qu’il soit mon ange gardien. »
« Je le promets » dit Thangbrand.
Hall et toute sa maisonnée furent alors baptisés.
Dans cet échange subtil, plutôt amusant, si caractéristique de la saga, certaines des vieilles conceptions païennes perdurent, il faut le reconnaître. Mais l’incident révèle comment une compréhension radicale de l’amitié spirituelle avec un être saint qui choisit librement d’être votre avocat et votre protecteur – non en raison de liens du sang, d’une contrainte ou d’une dette mais par pure charité – commence à s’implanter dans le nord païen.
Dans le roman, le saint frère Edwin offre la présentation la plus attrayante de ce que signifie chercher l’amitié avec le Christ à travers Ses amis sanctifiés. Il commence par introduire Kristin au « gudsvinr » en lui montrant les saints représentés à la cathédrale de Hamar : saint Nicolas, si pieux que bébé il refusait de téter plus d’une fois par jour les vendredis, les saintes Sunniva et Kristina, « inclinant gracieusement depuis le faîte leurs charmants visages blancs et roses ».
Tout au long du roman, Kristin se rappelle « des remontrances aimantes de frère Edvin, du chagrin que lui causaient ses péchés, de ses tendres prières d’intercession », tout en regrettant « de s’être jetée dans des désirs coupables passionnés dès qu’elle était hors de portée de la lumière de ses doux yeux de vieillard ».
Dans le cours de cette lutte, elle développe une dévotion particulière pour le saint patron de la Norvège, Olaf : « il était celui dont elle avait si souvent entendu parler que c’était comme si elle l’avait connu du temps où il vivait en Norvège et comme si elle l’avait vu ici sur terre ».
Tout au long du roman, Kristin balance dramatiquement entre suivre passionnément ses propres désirs et rediriger sa contemplation plus haut et plus loin vers des intercesseurs célestes comme saint Olaf qui l’aideront à soumettre au Christ sa volonté entêtée. Finalement, la lente purification de Kristin mène à la fin rédemptrice du roman avec une pure amitié avec le Christ, sa Bienheureuse Mère et Ses Saints.
Questionnée sur la raison pour laquelle elle écrit des romans historiques sur la Norvège médiévale, Sigrid Undset répond simplement : « vous pouvez seulement écrire des roman sur votre propre époque ». « Kristin Lavransdatter » nous invite donc à regarder en miroir dans notre propre époque et dans nos propres âmes. Andrew Lytle, membre des Southern Agrarians, l’avait bien compris. Son dernier ouvrage, complété alors qu’il était un vieil homme de 90 ans, était une méditation sur le roman, simplement intitulée « Kristin ». « Je connais ces gens » nous dit-il, « j’ai grandi avec eux ».
« Kristin Lavransdatter » nous appelle à une vérité qui a été occultée, non seulement en Norvège mais dans une bonne partie de la chrétienté occidentale. Dans les autres écrits de Undset – spécialement dans son volume émouvant « Saga des saints » – elle rappelle aux lecteurs modernes ce qui a été perdu en niant le rôle spirituel de gudsvinr, ce qu’a fait particulièrement Martin Luther qui a défini l’invocation des saints comme « un aveuglement et une hérésie abominables ». En laissant la Norvège et d’autres parties de l’Europe spirituellement « sans amis », Undset suggère que la Réforme a créé une faille permettant à l’autonomie sans Dieu de l’homme de se réintroduire, en l’absence de l’aide d’intercession sainte.
Aucune amitié purement humaine ne nous mènera à Dieu, comme nous le rappelle Undset : « la solidarité humaine consiste en ce que nous sommes tous héritiers d’une banqueroute… seule une intervention surnaturelle peut nous sauver de nous-mêmes… aucune solidarité humaine n’est aussi absolue que la solidarité entre les cellules vivantes du Corps mystique du Christ ».
Sigrid Undset est entrée dans l’Eglise il y a 94 ans, le jour de la Toussaint 1924, deux ans après avoir achevé « Kristin Lavransdatter ». Quand, plusieurs années plus tard, elle est devenue tertiaire dominicaine, elle a pris le nom de son saint et ami préféré, qu’elle partageait avec son personnage de fiction Kristin : « Olave », le féminin d’Olaf.
Dans l’iconographie médiévale, saint Olaf est traditionnellement représenté portant une épée de bataille, afin de symboliser ses efforts militaires pour unir la Norvège comme nation chrétienne. Il est également représenté piétinant un dragon, qui a première vue pourrait être considéré comme symbolisant les croyances païennes qu’il avait assidûment œuvré à éradiquer des pays du nord. Mais si vous regardez plus attentivement, vous verrez que le dragon a un visage humain et porte une couronne, et que le visage du dragon et du roi sont un seul et même visage.
La vie de saint Olaf, comme celle de la Kristin Lavransdatter de fiction – et selon moi, de son auteur, Sigrid Undset – nous rappellent la lutte perpétuelle pour soumettre notre volonté humaine pécheresse, pour étouffer nos flammes d’orgueil destructrices et pour cultiver l’amitié avec les saints et, à travers eux, avec le Christ et sa Bienheureuse Mère.
Amy Fahey enseigne la littérature et l’écriture à l’université Thomas More dans le New Hampshire. Elle est diplômée de Hillsdale College, l’université de St Andrews, en Ecosse et de l’université Washington de Saint-Louis.
Illustration : Sigrid Undset, portrait par Harald Slott-Moller, 1923
Source : https://www.thecatholicthing.org/2018/12/01/the-bright-doctrine-of-the-intercession-of-the-saints/