Une des bénédictions clairement moderne pour le jeune intellectuel catholique est d’avoir son imaginaire moral formé par ce que Russel Hittinger a un jour appelé la « guerre des écrits » papale. Depuis le « Syllabus des Erreurs », nos papes ont adopté un rôle encore plus affirmé et « contre-culturel » dans leur tâche enseignante, tout spécialement en ce qui regarde la doctrine sociale. Cela donne au jeune intellectuel catholique ce frisson inhabituel de transformation unifiante mêlée d’autorité ; lisant les récentes encycliques papales, il peut avoir la sensation simultanément de se rebeller contre les conventions du moment tout en se tenant du côté de la tradition et de la vérité éternelle.
Cela fut à coup sûr mon expérience comme étudiant, trouvant mon chemin dans la doctrine catholique grâce à « Fides et Ratio » de Jean-Paul II (1998) et j’étais loin d’être le seul. C’était aussi l’expérience de Jacques Maritain, comme il le proclamait dans sa défense de Saint Thomas d’Aquin, dans son livre « Antimoderne » (1922) :
Par sa véritable universalité [la philosophie de Thomas] déborde infiniment, que ce soit dans le passé ou le futur, l’étroitesse de l’opinion actuelle : elle ne se pose pas en opposition aux idées modernes comme le passé s’oppose au présent, mais comme l’éternel est au-delà du passager. Anti-moderne contre les erreurs de ce temps, elle est ultra-moderne au regard de toutes ces vérités englobées dans les temps à venir.
Comme le pouvoir temporel de l’Eglise régressait au dix-neuvième et vingtième siècle, le magistère s’est tenu de plus en plus à l’écart de l’action politique,mais seulement pour offrir avec une indépendance et une autorité plus claires un programme pour une modernité alternative, une alternative au sécularisme, au libéralisme et au nationalisme qui avaient façonné l’Europe et l’Amérique modernes.
Hilaire Belloc et G.K. Chesterton, des prêtres comme Vincent McNabb doivent s’être sentis mobilisés par les encycliques de Léon XIII en soutien d’une rébellion contre le monde moderne. Le médiévisme pugnace de Belloc dans « L’état servile » de 1912 semble soutenir que seule l’Eglise Catholique a découvert un ordre social désirable et viable, une politique à la fois très ancienne et très moderne capable de revivifier une société civile mourante.
L’ambitieuse histoire du catholicisme social au vingtième siècle de James Chappel, « Catholic Modern » (2018) (= Catholique moderne) offre un tableau à peine plus modeste. Le médiévisme révolutionnaire de Belloc et consorts a bientôt laissé place à une adaptation de l’état séculier moderne, mais ce n’était pas une simple reddition. Deux traditions ont émergé, soutient Chappel, exprimant des alternatives au capitalisme libéral qui, à l’époque de la Dépression, semblait sur le point de s’effondrer.
Le modernisme catholique paternaliste accepte un état fort et non confessionnel comme une réalité nécessaire. L’état gouvernerait le domaine public, l’Eglise le domaine privé. Les deux se rencontreraient surtout dans le rôle de l’état de prendre en charge les conflits de classe dans le domaine économique afin de soutenir la vie familiale dans le domaine domestique.
Le modernisme catholique paternaliste était fondamentalement anti-communiste : l’état moderne devait protéger la propriété privée et l’intégrité de la famille contre la doctrine marxiste. La théorie sociale du «corporatisme » a surgi comme une version séculière moderne du dense réseau médiéval de guildes et d’institutions civiles.
Une doctrine sociale alternative, que Chappel appelle le modernisme catholique fraternel, a conservé la résistance à un état centralisateur tout-puissant qui avait été une partie de l’enseignement de Léon XIII, mais l’a fait par sympathie pour le syndicalisme et le désir de gauche d’encourager une coopération « fraternelle » entre les organisations politiques religieuses et non-religieuses.
Anti-fasciste à l’origine, le modernisme catholique fraternel avait de la sympathie pour la critique marxiste du libéralisme et du capitalisme. Maritain allait être le plus célèbre avocat de cette théorie, dans son appel à un « pluralisme » coopérateur au service d’une nouvelle chrétienté.
Comme Chappel le raconte, l’Eglise et les intellectuels catholiques furent immédiatement réconciliés par la sécularisation croissante de l’état et acharnés dans leur conviction que la vie sociale pourrait devenir plus juste ét harmonieuse uniquement si l’état tenait compte des conseils de l’Eglise sur les principes fondamentaux.
Il y a quelque chose de grisant dans les différents personnages que Chappel dépeint, même si l’on voit que, d’abord le médiévisme et ensuite le modernisme catholique paternaliste et fraternel, ont rejeté leurs éléments les plus ambitieux à mesure qu’ils gagnaient en influence, et finalement, donnaient forme aux mouvements démocrates chrétiens qui allaient dominer l’Europe après la Seconde Guerre Mondiale.
Le corporatisme s’est révélé un misérable échec dans sa forme originale, avant la guerre, mais a émergé après elle comme le fondement d’un état-providence centré sur la famille. L’esprit pluraliste du modernisme fraternel catholique était tout autant condamné à échouer, parce que le communisme, sous la forme de l’Union soviétique, allait encore menacer l’Occident durant les décennies de la Guerre Froide. Et pourtant le traditionnel soutien catholique aux syndicats et à la libre association est devenu également un élément important de l’ordre de l’après-guerre.
Bien qu’il puisse paraître que c’était une défaite cuisante pour l’Eglise que d’avoir à se contenter d’une « guerre des écrits » sur les aspects les plus scandaleux de l’ère moderne, l’Eglise a fait preuve d’inventivité et d’influence en modelant la vie politique et sociale durant le siècle passé.
Le regretté théologien Michael Novak et, plus tard, la défense du libéralisme et du libre-échange par l’institut Acton sont des héritiers raisonnables de la tradition paternaliste primitive. Le banal état-providence, associé à « Popularum Progressio » de Paul VI (1968), réactualisé par le pape François, prend de toute évidence ses repères chez les premiers modernistes fraternels.
Hélas, tous deux manquent de l’ambition provocatrice des premières générations, qui pourrait être si inspirante pour un jeune homme contemplant le monde autour de lui pour la première fois et croyant qu’il doit y avoir un meilleur chemin.
D’un autre côté, de tels « catholicismes politiques » courent le risque de nous conduire à penser que la révolution sociale pourrait se faire à part, ou même se substituer à ce que Maritain croit être le plus nécessaire au monde, davantage de sainteté héroïque et de dévotion.
« Un renouveau de l’ordre social suivant les lignes chrétiennes sera une œuvre de sainteté, ou alors il n’adviendra pas » écrivait-il il y a presque un siècle. Il avait raison alors, et encore bien plus maintenant. C’est l’authentique révolution.
James Matthew Wilson, un nouveau contributeur, a publié huit livres. Il est professeur associé de littérature et de religion dans le département des humanités et des traditions augustiniennes à l’université de Villanova (Pennsylvanie).
Illustration : « Saint Laurent distribuant les richesses de l’Eglise » par Bernardo Strozzi, vers 1625 [musée d’art de Saint-Louis, Missouri]
Source : https://www.thecatholicthing.org/2018/12/22/on-being-catholic-modern/
Pour aller plus loin :
- LA « MODERNITÉ » : UN CENTENAIRE OUBLIÉ
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- Le mythe de la doctrine sociale de l'Eglise
- Sur le général de Castelnau et le Nord Aveyron.
- Quand le virtuel se rebelle contre le réel, l’irrationnel détruit l’humanité