La fameuse expression attribuée à André Malraux « le vingt et unième siècle sera spirituel ou ne sera pas » a longtemps fait l’objet de controverses. L’avait-il réellement prononcée ? Interrogé à ce sujet, l’écrivain faisait une mise au point bien intéressante : « On m’a fait dire que le vingt et unième siècle sera religieux. Je n’ai jamais dit cela, bien entendu, car je n’en sais rien. Ce que je dis est plus incertain. Je n’exclus pas la possibilité d’un événement spirituel à l’échelle planétaire. » En une autre occasion, il avait précisé : « Le problème capital de la fin du siècle sera le problème religieux, sous une forme assez différente de celles que nous connaissons, tel que le christianisme le fut des religions antiques. » Peut-on dire ainsi que l’auteur de La tentation de l’Occident s’est montré bon prophète ? Certes, le facteur religieux est revenu en force, c’est une certitude, confirmée par les meilleurs analystes des évolutions de l’humanité.
Ainsi Samuel Huntington peut écrire : « Au cours du dernier quart du vingtième siècle, la marche vers la laïcité s’est inversée. Une résurgence quasi mondiale de la religion s’est amorcée, elle est manifeste dans presque toutes les régions du globe, hormis en Europe occidentale. » (Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures, Odile Jacob.) Partout ailleurs, le phénomène religieux s’accroît. Cependant, cette résurgence ne semble pas s’accomplir sous une forme semblable à celle du christianisme primitif. À certains égards, elle peut faire peur. André Glucksmann avait donné une interprétation pessimiste de la prophétie malrusienne en soulignant qu’il pourrait bien s’agir de l’avènement du plus redoutable fanatisme. Et beaucoup de phénomènes contemporains lui donnent raison. Car ce sont les critères de la modernisation, avec les garanties de l’État de droit occidental, qui sont mis à bas. Et c’est la figure même d’un universalisme humaniste qui se fissure.
Dans ces conditions, quelques-uns font l’éloge d’une certaine Europe, dont l’agnosticisme et le libéralisme libertaire seraient les garants d’une civilisation heureusement affranchie de l’obscurantisme religieux. La déchristianisation du Vieux continent serait donc une des marques de notre originalité et de notre capacité de résistance. Il y aurait lieu de déconstruire soigneusement ce discours, qui commence par faire bon marché de ce que le christianisme a apporté à la formation d’une civilisation, d’un art de vivre. La Révélation biblique intervient pour éclairer la vocation profonde de l’homme et faire surgir ce qu’il y a de suprême et d’absolu dans sa liberté. De ce point de vue, la déchristianisation ne joue pas forcément au service de l’émancipation. Elle est souvent facteur de désintégration nihiliste. Hors de la sagesse qu’a élaborée le christianisme au long des siècles, il risque de se développer un retour à l’antique fatalisme, alors même que se défait la substance des rapports sociaux au gré d’un individualisme qui détruit les règles de ce qu’Orwell appelait « la décence commune ». Sans sa sève chrétienne, l’Europe n’est plus elle-même et n’a plus la capacité de résistance à ce qui défie son génie.