DE LA DIFFICULTÉ D’ÊTRE ATHÉE - France Catholique
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Marie dans le plan de Dieu
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DE LA DIFFICULTÉ D’ÊTRE ATHÉE

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Le R.P. M… A… des Carmes, m’invite à revenir sur le verdict scientifique du test au carbone 14 appliqué au Suaire de Turin1. Les résultats du test troublent, car, dit-il… il y a une telle concordance entre ce que disent les Évangélistes des souffrances de Jésus en sa passion et ce que nous découvrons dans ce drap, et de plus une telle convergence d’indices en sa faveur : trame de l’étoffe, test des pollens, etc., que j’ai envie de contester cette conclusion2. Le test du carbone 14 est-il réellement fiable ? Oui, certes, le test est fiable. Dans les limites de sa validité, qui sont bien connues des spécialistes. Quand un laboratoire donne une date, il le fait toujours sous la forme de deux nombres dont le deuxième, en plus ou moins, chiffre l’incertitude. Par exemple : 3 700 ± 300 ans, où l’incertitude est au maximum de 600 ans (deux fois 300 ans). Mais je trouve, comme mon correspondant, qu’il n’est pas urgent de conclure à un faux, dans le cas du Suaire de Turin. Le test est fiable, mais les circonstances et les détails restent inconnus. Il ne faut pas être plus royaliste que le roi. En général, les experts se disputent beaucoup quand le résultat est de conséquence grave, par exemple devant un tribunal. Il y a eu trois expertises. Je n’en connais pas le détail, mais seulement ce qu’en a dit la presse, c’est-à-dire les conclusions. Il y a des précédents de variations dans les tests. Un exemple connu nous est donné par les datations des pièces de bois retrouvées dans le Tumulus Saint-Michel, près de Carnac. La date finalement retenue est comprise entre 3 760 ± 300 et 3 120 ± 130, ce qui fait déjà une différence de plus de 1000 ans dans les cas extrêmes. Mais les premières datations annonçaient 2 ou 3 000 ans de plus, et n’ont été abandonnées qu’à cause de leur « invraisemblance », c’est-à-dire de leur incohérence avec les autres données du problème. On est allé d’abord, pour expliquer ces dates trop anciennes mais sorties d’expériences irréprochables, jusqu’à supposer que les architectes du fameux Tumulus y auraient enseveli des pièces de bois déterrées à cet effet de tourbières où elles auraient d’abord reposé plusieurs milliers d’années. C’était prêter aux constructeurs mégalithiques une connaissance de la physique et un désir peu probable d’embarrasser les archéologues. Aussi ne parle-t-on plus de ces datations trop « hautes » (voir les tableaux de conclusion de « la Préhistoire française » publiés par le CNRS, sous la direction du Pr Jean Guilaine, 3e volume). Les trois expériences sur le Suaire de Turin convergent sur une date incompatible avec l’authenticité. Qu’en conclure ? J’ignore à quelle distance les trois spécimens ont été prélevés sur la relique. J’ignore s’il est exclu que le tissu, fort abîmé dans son histoire longue et inconnue, ait été réparé à un moment ou l’autre. J’ignore beaucoup de choses. Je fais confiance aux savants pour soulever ces questions et beaucoup d’autres auxquelles personne n’a encore pensé. La réflexion n’est pas close3. L’histoire à épisodes du Saint Suaire (que j’appellerai toujours Saint en raison de ce qu’il représente) invite à une double réflexion, sur la foi, et sur la science. Sur la foi : de toute façon, il est vain d’attendre d’une expérience scientifique matière à croire ou ne pas croire. Même le miracle ne « prouve » rien : Jésus n’a jamais fait de miracles qu’en rechignant, et en bénissant ceux qui n’ont pas besoin de signes pour croire. Demande-t-il alors la foi aveugle ? Mais c’est cela la foi aveugle : croire pour de mauvais motifs, et même pour quelque motif que ce soit. Cette foi là n’est que croyance sujette à réprobation. C’est contre ce moulin à vent que s’est battu Voltaire, par exemple. Vainement ! Laissons ces matières aux théologiens. La foi est un don de Dieu. Sur la science. Sans connaître le détail des expériences sur le Saint Suaire, j’ai été déçu par la docilité de ceux qui ont parlé de « verdict ». Quand on pénètre un peu dans un problème scientifique, quel qu’il soit, ce que l’on découvre d’abord, c’est la complexité des méthodes, la difficulté de poser une question clairement, la longueur et l’abstrusité des controverses. Certes il y a parfois des « verdicts » mettant fin à une controverse. On peut alors parler d’événement historique car la chose est rare. En règle générale une vérité scientifique ne s’établit que lentement, après de nombreux tâtons. De plus une vérité scientifique n’est que la dernière vérité en date. Elle attend sa réfutation. J’aurais accueilli avec prudence des résultats plus conformes à l’authenticité du Saint Suaire. Attendons la suite, s’il doit y en avoir une, après ces résultats défavorables. Des personnes compétentes y réfléchissent, car il y a toujours des sceptiques.
Pour changer de sujet, je voudrais soumettre aux lecteurs curieux de métaphysique une version différente du « Principe Anthropique » dont il a déjà été question plusieurs fois dans cette chronique4. « Métaphysique », dans la pensée d’Aristote qui inventa le mot, voulait dire « après la physique ». La réflexion moderne restitue le sens originel du mot en découvrant des problèmes non physiques posés par la physique. Tel est le Principe Anthropique, qui prétend répondre à la question : « Pourquoi les choses sont-elles telles qu’elles sont ? » Je rappelle d’abord la formulation de ce principe par son inventeur, l’astrophysicien Brandon Carter, qui travaille présentement à l’observatoire de Meudon : « Ce que nous devons nous attendre à observer est forcément limité par les conditions nécessaires à notre apparition comme observateurs ». Est-ce difficile ? Soit. Voici alors la traduction proposée par J.A. Wheeler : « Le monde est tel qu’il est parce que nous sommes là ». En effet, s’il était ne fût-ce que très légèrement différent, il n’y aurait ni galaxies ni étoiles ni planètes, la Terre n’existerait pas, nous non plus, et nous ne serions pas là pour en parler. Donc le monde est tel qu’il est « parce que nous sommes là ». Avouons que ce n’est pas très satisfaisant, bien qu’on le démontre avec une extrême rigueur : il y a en physique des nombres appelés Constantes Universelles (C.U.), qui ont des valeurs très précises et que l’on a mesurés. Si l’on donne à l’une quelconque de ces C.U. une valeur aussi légèrement différente que l’on voudra, l’Univers s’effondre comme un château de cartes et nous ne sommes plus là5. Or nous sommes bien là. Donc, comme l’a dit un astronome anglais, l’Univers est truqué. Plus précisément il est combiné de façon infiniment précise pour que nous soyons là. N’est-il pas vrai que nous sommes en pleine métaphysique ? L’Univers est une horloge bien réglée. La conséquence est visible : l’horloge a son horloger. Bien entendu cette conséquence est très ennuyeuse si l’on sait par révélation divine, comme les athées, que Dieu n’existe pas. Il faut donc réfléchir encore et découvrir autre chose qui nous permette de nous passer de Dieu. C’est fait Dieu merci. Il s’agit d’une application du principe Anthropique d’une spéculation avancée dès 1957 par le physicien américain Hugh Everett pour expliquer une particularité embarrassante de la physique quantique. Peu importe ici cette particularité, qui est assez monstrueuse et n’a toujours pas été élucidée à ma connaissance6. Sauf si l’on admet la spéculation d’Everett. Mais celle-ci est un peu indigeste. En effet, elle consiste à admettre qu’il y a une infinité d’univers possibles et que tous existent7. Alors, mais alors seulement, comme on dit en logique, tout s’arrange, si l’on peut dire, car à quel prix ! Quel est le plus exorbitant, d’une intelligence créatrice ou d’une infinité d’univers, tous réels, dont nous ne verrions qu’un seul ? La règle d’Occam, toujours admise en sciences, requiert que l’on suppose le plus petit nombre d’entités possibles en matière d’explication. Ici, on en suppose une infinité. Ou alors une seule, mais créatrice. Tel est le choix où nous laisse le principe Anthropique. Revenons-y en effet. L’Univers, avons-nous vu, semble combiné de façon infiniment précise pour que nous soyons là. Comment concilier cette horloge infinie avec l’infini hasard et l’absence de sens ? On ne peut pas. Sauf en admettant la conjecture d’Everett : s’il y a une infinité d’univers possibles, tous réels, il en existe en effet au moins un où toutes les conditions nécessaires et suffisantes à notre présence sont réunies. C’est le nôtre. Nous y sommes, et rien n’est plus normal et naturel. Mais il faut d’abord avaler une infinité d’univers, tous réels, et plus invisibles que Dieu, qui, Lui, parfois se manifeste au cœur de l’homme…8 Aimé MICHEL Chronique n° 455 parue dans France Catholique – N° 2184 – 9 décembre 1988 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 15 octobre 2018

 

  1. Aimé Michel évoque brièvement le Suaire de Turin à propos de la crucifixion dans la chronique n° 421 publiée en août 1986 : « Comment Jésus fut-il crucifié ? La tradition – et aussi la prophétie : “Ils ont percé mes mains et mes pieds” – suppose la crucifixion par les mains, peut-être le poignet. Le témoignage du Saint Suaire indique plutôt les poignets, mais s’il y avait un lien, peut-être est-ce lui qui a marqué le Suaire, le sang coulant vers le poignet. » À cette occasion j’ai fait, en note 7, un bref résumé des recherches faites sur les crucifiés.
  2. L’histoire avérée du linceul de Turin commence vers 1357 à Lirey en Champagne mais son histoire « scientifique » ne commence qu’en 1898 lorsque l’avocat et photographe amateur Secondo Pia prend les premières photos de cette relique, à l’époque sans grande notoriété. Il découvre que le négatif obtenu est en réalité un positif, beaucoup plus net que l’image négative peu visible sur le drap. Le linceul devient célèbre et les photos de Pia sont étudiées par des médecins et des biologistes. Il faut attendre 1973 pour que l’Église autorise les premiers prélèvements. En 1977, se crée le STURP (Shroud of Turin Research Project), une équipe de 33 chercheurs de diverses disciplines, la plupart américains. Après une étude approfondie des travaux antérieurs, il est autorisé, après des mois de négociation difficile, à examiner la relique. En octobre 1978, le STURP apporte six tonnes de matériel et réalise de multiples examens en cinq jours mais il lui faudra trois ans pour les étudier et en tirer des conclusions. Ces conclusions les voici : 1/ L’image est due à une légère décoloration superficielle des fibres supérieures de chaque fil (10 à 15 de ces fibres de lin forment les fils de 0,5 mm de diamètre) ; l’image est monochrome, les différences de couleur résultent des variations de densité des fibres décolorées. Cette différence de densité dépend de la distance entre la toile et le corps qu’elle recouvre (par exemple, le front est plus foncé que les orbites). 2/ John Heller et Alan Adler du New England Institute (NEI) établissent que les taches bruns-rougeâtres contenaient de l’hémoglobine et de la porphyrine. D’autres observations confirment la présence de sang. 3/ Plusieurs hypothèses sont étudiées pour tenter d’expliquer la formation de l’image (peinture, application de produits chimiques, réaction entre les vapeurs d’ammoniac du corps et le mélange aloès et huile d’olive de la toile, brûlure). L’hypothèse la plus probable est celle d’une roussissure ayant produit la déshydratation et l’oxydation des fibres de cellulose. (Sur ces travaux, voir par ex. K.E. Stevenson & G.R. Habermas, La vérité sur le suaire de Turin, Fayard, 1981 ; J.H. Heller, Report on the Shroud of Turin, Houghton Mifflin, Boston, 1983 ; trad. fr. Enquête sur le Saint Suaire de Turin, Sand, 1985). En 1983, John Heller (1921-1995), professeur de médecine à Yale et chercheur au NEI, conclut ainsi son livre cité ci-dessus : les empreintes du linceul « sont celles d’un supplicié, flagellé par deux bourreaux ; d’un homme qui porta un fardeau lourd et rugueux qui a meurtri ses épaules ; d’un homme sur la tête duquel on plaça quelque chose blessant le cuir chevelu et le front ; d’un homme au genou éraflé et au nez brisé, comme après une chute ; d’un homme frappé au visage ; d’un homme cloué à la croix par les poignets ; d’un homme crucifié dont le sang coula le long de ses bras, suivant l’angle de gravité de son corps sur la croix ; d’un crucifié dont les jambes ne semblaient pas avoir été brisées, et dont le flanc avait été transpercé laissant s’écouler, sur le linge post-mortem, des globules et du sérum jusqu’au creux des reins ; un homme dont le corps flagellé présentait des blessures profondes et sanglantes suintant d’albumine sérique ; d’un homme crucifié dont les pieds ensanglantés et terreux avaient été transpercés d’un gros clou. » Fin septembre 1986, un groupe de chercheurs réunis à l’invitation de l’archevêque de Turin décide d’un programme pour le prélèvement d’échantillons et leur datation au carbone 14. (Le climat général est déplorable en raison de conflits de personnes, de luttes d’influence et de la méfiance de certains scientifiques envers le rôle de l’Église). Le 10 octobre 1987 les échantillons sont transmis aux laboratoires choisis (curieusement, le STURP a été écarté de la procédure). Un an plus tard, le 13 octobre 1988, les résultats sont annoncés en conférence de presse par l’archevêque de Turin et confirmés le lendemain par le directeur du British Museum : « L’intervalle de date calibrée assignée au tissu du suaire avec un taux de certitude de 95 %, se situe entre 1260 et 1390 après Jésus Christ ». (A. Marion et A.-L. Courage, Nouvelles découvertes sur le suaire de Turin, Albin Michel, 1997). Cet intervalle coïncide on ne peut mieux avec la date d’apparition du linceul en Champagne, 1357… La nouvelle éclate comme un coup de tonnerre, au grand dam des uns et soulagement des autres. Non seulement le linceul serait un faux médiéval mais, qui plus est, témoignerait d’un « crime atroce pour un trucage lucratif » commis par « quelque moine fanatique d’Orient » comme l’écrit J.-C. Peritfils (Jésus, Fayard, 2011) !
  3. Les datations au 14C du linceul ont été publiées dans un article de la revue britannique Nature le 16 février 1989 (disponible sur https://cloudfront.escholarship.org/dist/prd/content/qt6x77r7m1/qt6x77r7m1.pdf). Elles devaient mettre fin à la polémique mais elles n’ont cessé depuis de soulever des questions, surtout bien sûr de la part des partisans de l’antiquité de la relique. On commença par remarquer que l’intervalle de confiance à 95% des dates fournie par les échantillons analysés à Oxford (1263-1312) ne recouvrait pas celui des échantillons de Zurich et Tucson (1353-1384), ce qui suggère une répartition hétérogène du 14C. L’origine de cette hétérogénéité (qui ne se retrouve pas dans les tissus témoins analysés en même temps par les laboratoires) demeure inconnue (voir à ce propos l’étude de Riani et coll. parue en 2013 dans Stat. Comput. 23 : 551-561). Plusieurs origines ont été évoquées (pollutions, contaminations biologiques, effet de fortes températures, restauration…) ; celle de la restauration par adjonction de fils récents est susceptible d’expliquer l’hétérogénéité mais aussi d’augmenter la concentration de 14C donc de rajeunir les dates. La bande de tissu de 7 x 1 cm prélevée sur un bord du linceul (d’où proviennent les échantillons analysés) présente d’ailleurs une anomalie : sa densité est bien plus grande que celle du linceul entier (presque 43 mg/cm2 contre 23). Serait-ce la conséquence d’une restauration ? Mais alors comment se fait-il que les experts en textile qui ont sélectionné l’échantillon analysé ne l’aient pas remarqué ? D’autres approches que celles par le 14C peuvent donner des indications sur l’âge du linceul ; malheureusement aucune n’a fourni de résultats sûrs à ce jour. Le tissu lui-même n’est pas daté avec précision : il aurait pu être tissé au Proche-Orient au Ier siècle mais aussi bien au XIVe. L’analyse des grains de pollen est plus intrigante. Si les premiers inventaires, faits par Max Frei, directeur du laboratoire scientifique de la police de Zurich, ont été contestés (à cause notamment de la presque absence de pollens communs en Europe), Avinoam Danin, un botaniste de l’université de Jérusalem, les aurait confirmées et complétées par la découverte d’un pollen d’une plante entomophile de la mer Morte disparue depuis le VIIe siècle (j’emploie le conditionnel faute d’avoir pu me procurer sa communication et parce que le pollen permet de connaitre le genre d’une plante mais rarement son espèce). Dans une synthèse parue en 2017 dans Archaeometry (vol. 59, n° 2, pp. 316-330), Marzia Boi, une palynologue de l’université des îles Baléares, apporte des corrections aux travaux de ses prédécesseurs (par exemple, ils auraient mal identifié le pollen le plus abondant qui provient d’une immortelle du genre Helichrysum, et non du chardon Gundelia tournefortii) et propose que les pollens proviennent de produits utilisés pour embaumer les corps, ce qui expliquerait qu’on trouve peu de pollens de plantes anémophiles sur le linceul. « Les investigations du Suaire, conclut cette botaniste, ne montrent aucune indication de pratiques funéraires du Moyen Âge ou de l’époque médiévale. Le pollen découvert dans cette relique pourrait provenir de composés d’onguents funéraires, suggérant que ses origines remontent au premier siècle de notre ère. » Malgré tout, ces observations montrent que les pollens sont compatibles avec une origine antique mais ne permettent pas d’écarter avec certitude l’usage de tels onguents orientaux en Europe médiévale ou ailleurs. Faut-il conclure cette présentation – très partielle eu égard à la quantité et à la diversité des travaux disponibles (et encore n’ai-je retenu que certains examens physiques, chimiques et biologiques et laissé de côté les travaux historiques sur les pérégrinations possibles du linceul avant 1357 et les traces de lettres latines, grecques et hébraïques qu’on y discernerait) – par un « Beaucoup de bruit pour rien » ? Il me semble en effet que l’enjeu des controverses passionnées qui se poursuivent est bien obscur. On comprend que des chrétiens soient émus par la possibilité qu’il s’agisse du linceul du Christ, mais les autres ? À supposer que le linceul puisse être daté du Ier siècle, qu’aurions-nous de plus qu’une confirmation de ce qu’on sait déjà ? Pratiquement plus aucun historien professionnel ne nie l’existence historique d’un Jésus condamné à mort et exécuté sur une croix car, comme l’écrit Daniel Marguerat : « le sens de ses faits et gestes, non son existence, fait aujourd’hui débat ». Serait-ce donc si bouleversant pour les non-chrétiens de découvrir que les évangiles décrivent correctement son supplice et que son linceul a été conservé jusqu’à nos jours ? À moins qu’il n’y ait la peur qu’une analyse approfondie du linceul puisse un jour démontrer la réalité (ou la fausseté) de la Résurrection ? Comme il paraît fort douteux que la méthode scientifique ait un tel pouvoir, la question Qui a peur du Saint Suaire ? du journaliste Brice Perrier, auteur d’une enquête sur les protagonistes de cette polémique sans fin (éditions Florent Massot, 2011), deviendrait plutôt : De quoi ont-ils peur ? L’affaire du linceul confirme une fois de plus que l’esprit scientifique, l’objectivité et la patience, sont des fleurs rares qui émergent avec difficulté du brouhaha incessant des querelles partisanes, des polémiques stériles, des questions mal posées et des réponses prématurées.
  4. En effet, il a été question du Principe Anthropique dans les chroniques n° 413, 417 et 424. On y trouvera des compléments historiques, scientifiques et philosophiques sur ce « principe » qui met en évidence « une connexion plus ou moins profonde entre l’Univers et l’Homme ». Depuis qu’il a été proposé par Brandon Carter en 1974, ce principe n’a cessé de susciter des controverses et des incompréhensions. Son nom même fait débat : plutôt que de faire référence aux humains (« anthropique »), il vaudrait mieux parler d’« observateurs » (on peut regretter encore une fois de ne pas disposer d’un mot qui désigne à la fois les humains et d’éventuels êtres intelligents extraterrestres). Hubert Reeves en a proposé une formulation moins anthropomorphique mais plus restrictive : « L’univers possède, depuis les temps les plus reculés accessibles à notre exploration, les propriétés requises pour amener la matière à gravir les échelons de la complexité. » (L’heure de s’enivrer, Seuil, Paris, 1986). Brandon Carter regrette qu’on l’ait mal compris et qu’on ait interprété son principe comme preuve d’une finalité ou d’une intentionnalité. Voici la manière sobre dont il le présentait il y a quelques années : « Il faut, semble-t-il, beaucoup de coïncidences pour que la vie puisse apparaître dans l’Univers : si une seule constante fondamentale avait une valeur légèrement différente de ce qu’elle est, nous ne serions pas là pour en parler. Certains en tirent l’idée qu’il faut un dieu, un projet, une intention pour expliquer l’Univers. Le principe anthropique enseigne au contraire que l’intentionnalité est une illusion qui découle d’une série d’effets de sélection. Car ce que nous observons ne peut, par définition, être différent de ce qu’un être humain est susceptible d’observer, c’est-à-dire un Univers dans lequel la vie s’est développée. Le fait que l’Univers soit âgé d’environ dix milliards d’années, par exemple, découle de ce qu’il faut beaucoup de temps pour produire une vie évoluée. (…) Ainsi, on peut dire que l’Univers a cet âge parce que nous sommes là, mais cela ne veut absolument pas dire qu’il a cet âge pour que nous soyons là. » (Brandon Carter : un homme de principe, par Elisa Brune, publié en 2008, http://www.elisabrune.com/pdf/Carter.pdf).
  5. Les propriétés de l’univers sont déterminées non seulement par les constantes fondamentales de la nature (par exemple la masse et la charge de l’électron, la vitesse de la lumière, etc. ; elles sont au nombre d’une quinzaine), mais également par l’état de l’univers au moment de sa naissance (par exemple sa densité de matière ou son taux d’expansion ou encore son entropie) qu’on appelle les conditions initiales. Pour l’instant, les constantes sont dites « fondamentales », parce qu’on ne dispose d’aucune théorie pour en fixer la valeur. Ainsi, on ne sait pas pourquoi la masse de l’électron est d’environ 10−30 kg plutôt que 10−10 ou 10−40 kg ou n’importe quelle autre valeur, ou bien pourquoi la vitesse de la lumière est 300 000 km/s et non 30 km/s. Il en va de même des conditions initiales. (En réalité, la distinction entre ces deux concepts, constantes fondamentales et conditions initiales, n’est pas bien définie, mais laissons cela de côté…) Ce que l’on sait par contre, c’est que si les valeurs numériques de certaines de ces constantes et conditions initiales avaient été différentes, ni la Terre, ni la vie qu’elle porte, ni les hommes qui ont découvert tout cela, n’auraient pu apparaître. Un exemple souvent donné de l’exquise sensibilité de l’univers à ces valeurs numériques est celui de la constante cosmologique (voir note 9 de la chronique n° 420). Un autre exemple est celui de la densité initiale de la matière lors du big bang. Si l’univers avait eu une densité initiale plus grande, la gravité y aurait été si forte que son expansion se serait vite arrêtée et il se serait effondré sur lui-même bien avant que la vie ait pu y naître. Inversement, si sa densité avait été plus faible, les galaxies et les étoiles n’auraient pas pu se former. Ce qui est surprenant, c’est la finesse du réglage de la densité initiale qu’implique l’univers dans lequel nous sommes : elle doit être fixée avec une précision de l’ordre de 10−60, comparable, dit l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan, à celle dont devrait être capable un archer pour planter une flèche dans une cible de 1 cm2 placée à 14 milliards d’années-lumière (Dictionnaire amoureux du Ciel et des Etoiles, Plon-Fayard, 2009, p. 38). Un calcul plus étonnant encore a été fait par le célèbre physicien britannique Roger Penrose. Il le fonde sur l’entropie initiale de l’univers – à savoir une grandeur physique qui mesure le degré de désordre (autrement dit l’entropie d’un système ordonné est petite, celle d’un système désordonné, grande) d’un système isolé, ici l’univers à son début. Penrose montre que la précision nécessaire pour « un big bang tel que nous le comprenons » est au moins de un pour 10n, où n = 10123. Il s’agit d’un nombre défiant toute imagination puisque l’exposant 10123 à lui seul s’écrit avec un 1 suivi de 123 zéros ! En fait, l’ordre de l’univers naissant est « excessif » aux yeux de Penrose, en ce sens que l’uniformité du big bang excède de très loin celle nécessaire à l’existence d’une vie et d’une intelligence dans l’univers. Penrose conclut de ce calcul qu’il est erroné de rechercher l’origine d’un tel ordre dans « une sorte de choix initial aléatoire ». « Car, poursuit-il, il y avait vraiment quelque chose de très particulier dans le commencement de l’univers. Il me semble que deux voies s’ouvrent à nous pour le comprendre. La différence entre les deux n’est qu’une question de disposition d’esprit. Nous pouvons soit admettre que le choix initial était un “acte divin” (…), soit nous mettre en quête d’une théorie scientifique/mathématique capable d’expliquer la nature si extraordinairement particulière du big bang. » Sans surprise, c’est cette seconde voie qu’il choisit. « Il semble que, dans le cas présent, nous ayons (…) besoin (…) d’une loi qui déterminerait la véritable nature du big bang. Mais ce dernier est une singularité spatio-temporelle, et nos théories actuelles sont incapables de gérer ce genre de choses. Toutefois, nous devinons que devrait intervenir une forme de gravitation quantique, harmonisant les règles de la relativité générale, de la mécanique quantique, et peut-être aussi d’autres ingrédients physiques encore inconnus. » (À la découverte des lois de l’univers, Odile Jacob, 2007, chap. 27 et 28, en particulier les pp. 705-707 et 738-741). Si Penrose a raison, c’est-à-dire si une future théorie complètement unifiée des diverses interactions rendait compte des propriétés si particulière du big bang, idée que nous avons déjà évoquée à propos de la théodicée de Leibniz (voir note 7 de la chronique n° 448), une autre question surgirait alors, que posaient déjà B.J. Carr et M.J. Rees en 1979 : « Même si toutes les coïncidences d’apparence anthropique pouvaient être expliquées de cette manière, il n’en resterait pas moins remarquable que les relations imposées par les théories physiques soient justement celles qui sont propices au développement de la vie. » (Nature, vol. 605, p. 605 ; cité par J. Demaret et D. Lambert, Le principe anthropique, Armand Colin, 1994, p. 135).
  6. Cette particularité « monstrueuse et non élucidée » de la physique quantique est ce qu’on appelle la « réduction de la fonction d’onde » ou encore « réduction du vecteur d’état » dont nous avons déjà parlé plusieurs fois, par exemple en notes 6 de la chronique n° 329, 9 de la n° 370, et 7 de la n° 420. On sait que dans cette théorie les objets se propagent comme des ondes étendues et se manifestent comme des particules ponctuelles (voir les chroniques n° 285, 341 et 342). La « réduction » est le passage, lors d’une mesure, de l’onde à la particule. Mais ce n’est pas tout car la fonction d’onde (étendue) correspond à plusieurs solutions (mesures) possibles, tandis que la particule (localisée) ne correspond qu’à une seule de ces solutions. La théorie quantique permet de calculer la fonction d’onde et par conséquent la probabilité des diverses solutions. Le caractère « non élucidé » de cette réduction vient notamment de ce que la théorie n’explique pas quand et dans quelles conditions elle survient et conduit à une mesure, c’est-à-dire à l’enregistrement irréversible d’un résultat dont un observateur peut prendre connaissance (par exemple la détection d’une particule sur une plaque photographique ou un capteur CCD). En particulier, la question de savoir où se trouve la ligne de partage entre le monde quantique et le monde classique demeure irrésolue. Ces incertitudes conceptuelles et philosophiques de la physique quantique illustrent de belle façon que le progrès des connaissances s’accompagne d’un accroissement de notre ignorance. Plus on sait, plus on sait qu’on ne sait pas.
  7. Hugh Everett a effectivement proposé une interprétation de la physique quantique dans laquelle il n’y a pas de réduction de la fonction d’onde (voir par exemple les notes 2 de la chronique n° 284 et 5 de la n° 285) : au lieu de l’unique résultat constaté par l’interprétation orthodoxe, tous les résultats possibles sont réalisés simultanément mais dans des univers différents ! L’idée est troublante et conduit le physicien Franck Laloë de l’École normale supérieure de Paris à s’interroger : « La population humaine est faite de milliards d’individus qui, probablement, sont tous en train d’effectuer des mesures sans même s’en rendre compte à chaque instant – devons-nous imaginer une réalité physique de l’Univers qui se ramifie constamment et exponentiellement avec une rapidité qui défie l’imagination ? » (Et encore se limite-t-il aux seuls humains comme auteurs de « mesures » !) (Comprenons-nous vraiment la mécanique quantique ?, CNRS Editions & EDP Sciences, 2011, p. 283). Cependant, l’interprétation des « mondes multiples » a été adoptée par de nombreux cosmologistes pour des raisons pratiques car elle permet de prendre en compte la fonction d’onde de l’univers pris comme un tout (bien que d’autres interprétations permettent d’en faire autant selon Laloë, op. cit., p. 282). L’astrophysicien Aurélien Barrau de Grenoble est l’un d’entre eux. Il pense avoir trouvé une situation, celle de l’univers juste après le big bang, où l’interprétation orthodoxe et celle d’Everett conduisent à des prédictions différentes (voir son article https://lejournal.cnrs.fr/billets/peut-tester-les-univers-paralleles ; pour un autre test, voir la note 8 de la chronique n° 420). « Néanmoins, ajoute-t-il, il convient d’être prudent avec ces propositions spéculatives, voire subversives, quant aux tests possibles de l’existence d’univers parallèles. Je crois toutefois qu’il est important de se poser ces questions. D’autant que l’idée d’univers multiples apparaît aujourd’hui en cosmologie pour beaucoup d’autres raisons. Peut-être ces univers multiples n’existent-ils pas et constituent-ils une impasse épistémologique ? Mais il serait regrettable de les balayer d’un revers de la main. D’abord parce qu’ils sont prédits par certaines de nos théories (en ce sens, ils ne sont pas une hypothèse mais une conséquence) et qu’il serait incohérent d’user de ces théories en négligeant ce qu’elles génèrent. Ensuite parce que, contrairement aux idées reçues, ces théories peuvent être scientifiquement testées, (…). Enfin parce que cela peut avoir des effets concrets sur les prédictions physiques dans notre univers. »
  8. Ces derniers paragraphes posent la vaste question de la signification de ces travaux scientifiques pour un esprit religieux. Une première attitude est le rejet dédaigneux. On dira : une théorie admettant autant d’interprétations et si divergentes est forcément bancale, pourquoi s’en soucier ? Cette attitude désinvolte n’est pas de mise. Comme l’écrit Franck Laloë, « indépendamment de ces difficultés très réelles, la mécanique quantique est assurément l’une des théories les plus couronnées de succès de toute la science. (…) De fait, il existe très peu de théories dont la vérification ait été faite avec la même précision, et ceci dans des domaines d’application variés. » (op. cit., p. 41). Il en est ainsi, parce qu’en dépit des difficultés conceptuelles qui perdurent, tous les physiciens s’accordent en pratique sur la façon d’appliquer la théorie au moyen de « recettes de bon sens physiquement raisonnables » (pp. 60-61) pour faire des prédictions concrètes sur une expérience. L’esprit religieux peut être également saisi d’angoisse, voire céder au désespoir. Cette révérence n’est pas moins inappropriée que le dédain précédent. Souvent les idées scientifiques qui donnent le vertige (les mondes multiples par exemple) ne sont pas incompatibles avec une Création divine. Leur principale faiblesse est d’être spéculative : rien n’oblige à y croire. Par contre, d’autres idées scientifiques sont effectivement inconciliables avec une conception religieuse, comme celles qui reposent sur un mélange de strict déterminisme et de pur hasard, voire ne reconnaissent qu’un déterminisme absolu où tout est fixé depuis le big bang. Mais ces thèses, qui nient tout libre-arbitre, sont aussi incompatibles avec l’activité scientifique et la vie en société ; elles sont donc intenables. Dans tous les cas, on sera bien avisé, comme le rappelle sans cesse Aimé Michel, d’examiner toutes ces idées avec curiosité et respect mais en gardant à leur égard un prudent recul. Contrairement à une idée fort répandue, les sciences ne minent la confiance (la foi) en un monde pourvu de sens que si on n’en approfondit pas suffisamment les apports. Mais, demandera le sceptique, pourquoi faudrait-il préférer le sens à l’absence de sens ? La réponse est simple : il se pourrait bien que ce soit une question de vie ou de mort. Nous y reviendrons.