Le Christ n’est pas venu appeler les justes mais les pécheurs (Lc 5, 32). Nous sommes invités avec douceur à être « parfaits » comme notre Père du Ciel est parfait (Mt 5, 48). Mais ce n’est pas facile. En fait, par nous-mêmes, ce n’est pas possible. Nous ne sommes pas des dieux. On nous demande de nous « repentir » et d’être baptisés (Ac 2, 38). La supposition est que chacun a quelque chose à reconnaître dont il doit se repentir, s’il sait seulement exactement comment et, plus important encore, s’il choisit de le faire.
Le christianisme, au moins initialement, n’est pas une religion destinée aux parfaits mais aux imparfaits. Ce fait ne signifie pas qu’il ne connaît rien des parfaits. Mais aucun membre de l’humanité n’est parfait. Nous avons la liberté, pour ainsi dire, d’être imparfaits sans pour autant être encouragés à être pécheurs en faisant usage de cette liberté.
Il y a peu, je suis tombé sur la phrase suivante de Joseph Ratzinger (3 juin 1977). Être à même de citer quelqu’un, nous dit souvent Mgr Robert Sokolowski, consiste à être capable d’inclure dans nos pensées propres ce que nous trouvons dans l’esprit des autres. Nous pouvons, pour ainsi dire, être plus que notre capacité limitée de penser. Mais il nous faut reconnaître ce qui vient de nous et ce qui vient de quelqu’un d’autre. C’est pourquoi nous disposons des notes de bas de page.
Ratzinger écrivait :
« L’exigence irréaliste selon laquelle tout ce qu’enseigne l’Église doit être vécu complètement et dans toute sa plénitude, ne permet pas de prendre en compte l’humanité telle qu’elle est réellement. »
Un tel passage rappelle l’avertissement de l’Aquinate selon lequel l’amélioration en nous-même ou dans notre entourage se produit « progressivement ». Si Dieu s’attendait à ce que nous fussions complètement capables de nous transformer rien qu’en entendant ou voyant une fois ce qui est bien, Il nous aurait créés comme anges, pas comme hommes. Il est bien d’être un être humain. Ce n’est pas facile, mais c’est bien.
Ratzinger poursuit :
« En tout homme existe une certaine tension entre ce que l’Église reconnaît comme ce que le chrétien doit être et faire, et ce que le chrétien moyen réussit usuellement. »
Un tel passage est très proche de l’homme commun de Chesterton. Cette approche ne signifie pas que nous ne devons pas nous nettoyer suffisamment souvent lorsque nous voyons nos échecs tels qu’ils sont. Évidemment, notre capacité à revenir en nous-mêmes nous rend capables de reconnaître et de remettre en ordre ce qui a déraillé par notre propre faute.
« L’humanité telle qu’elle est réellement », voilà une phrase très provocante. Nous pouvons la comparer avec “l’humanité” telle qu’elle devrait être, ou “l’humanité” telle qu’il n’a jamais été prévu qu’elle fût. David Warren a dit quelque part que si Dieu avait voulu que le monde entier fût chrétien, ce serait déjà arrivé.
À nouveau, il est bien de vivre dans le monde qui nous est donné. Mais nous pouvons aussi le rejeter. Nous pouvons ainsi voir le monde dans lequel nous n’avons aucune responsabilité sur son désordre. Les autres sont responsables, pas nous. Dieu est le coupable. Il a créé le monde ainsi. Il aurait pu envoyer une bande d’anges pour nous aider dans les moments de besoin mais Il ne l’a pas fait. Il voulait voir ce que nous ferions de nous-mêmes si nous étions libres de le faire.
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Dieu a, pour ainsi dire, fait un pari métaphysique avec l’humanité, c’est-à-dire que la manière dont Dieu comprend ce qu’est l’homme et ce qu’il doit être comme indiqué par la raison et la révélation, est bien meilleur que n’importe quelle alternative produite par l’homme. Nous vivons aujourd’hui à l’ère des alternatives que l’homme a rêvées, en fait.
« L’humanité telle qu’elle est réellement » inclut maintenant les déviations et les aberrations manifestes dans la manière de vivre de l’homme.
L’importance de l’avertissement de Ratzinger est de s’élever contre un certain utopisme qui déchirerait le monde à la moindre imperfection. L’Église elle-même est prise entre son devoir d’enseigner ce qui est vrai, et son sens des réalités sur le niveau de perfection que nous pouvons espérer de l’espèce d’humains normaux que nous sommes.
Le point haut de cette tension est d’attendre trop, tandis que le point bas est d’attendre trop peu, de telle sorte que le croisement de la ligne entre le bien et le mal est abordé au nom de l’homme tel qu’il est. Nous jugeons l’homme non par ce qu’il devrait faire mais par ce qu’il « fait », des paroles rendues célèbres par Machiavel, quoiqu’il ait beaucoup d’amis.
Qu’est-ce qui nous cause plus de difficulté : s’attendre à trop, ou à pas assez ? La question peut être débattue. Quelquefois, je soupçonne que c’est d’attendre trop. Pourtant, c’est précisément dans ceux à qui il est beaucoup demandé que nous choisissons nos modèles. L’humanité telle qu’elle est réellement inclut Socrate et le Christ, sans lesquels il ne serait pas facile de nous appeler des êtres humains tels que nous le sommes réellement.
* Image : Portrait de Machiavel par Antonio Maria Crespi, v. 1600 [Biblioteca Ambrosiana, Milan]
Source : https://www.thecatholicthing.org/2018/04/10/humanity-as-it-actually-is/
James V. Schall, S.J., qui a servi comme professeur à l’Université de Georgetown pendant trente-cinq ans, est l’un des écrivains catholiques les plus prolifiques d’Amérique. Parmi ses récents ouvrages figurent The Mind That Is Catholic (« L’esprit qui est catholique »), The Modern Age (« l’Âge moderne »), Political Philosophy and Revelation: A Catholic Reading (Philosophie politique et révélation : une lecture catholique »), Reasonable Pleasures (« Plaisirs raisonnables »), Docilitas: On Teaching and Being Taught (« Docilité : sur le fait d’enseigner et d’être enseigné ») et Catholicism and Intelligence « Catholicisme et Intelligence).