Signification et vérité - France Catholique
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« Ô Marie conçue sans péché »
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Signification et vérité

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Alors que la « réalité virtuelle » devient de plus en plus importante, avec des joueurs de jeux vidéo qui reçoivent des prix substantiels lors des compétitions et le Bitcoin qui est accepté pour de plus en plus d’achats, il est peut-être temps pour une mise à l’épreuve des faits.

Il y a quelques années, le philosophe Robert Nozick a développé une expérience de pensée de valeur. Il écrit : « Supposez qu’il existe une machine d’expérimentation qui vous fournisse n’importe laquelle des expériences que vous désirez. Des neuropsychologues au top pourraient stimuler votre cerveau pour que vous pensiez et que vous vous sentiez en train d’écrire un grand roman, ou de vous faire un ami, ou de lire un livre passionnant. Tout le temps dans cette machine est passé en flottant dans un réservoir, avec des électrodes connectées au cerveau. Est-ce que vous vous brancheriez à cette machine pour toute la vie, en pré-programmant vos expériences de vie ? »

Vous pourriez éliminer tout traumatisme et toute tristesse. Vous pourriez devenir, virtuellement, toute personne de votre choix, et avoir toutes les expériences que vous voudriez. Vous pourriez vous sentir bien ; vous pourriez même vous sentir quelqu’un d’important.

Mais là est la question : vivriez-vous une vie pleine de sens ? Est-ce la vie que vous choisiriez pour vous ou pour vos enfants. Nozick pense que la réponse est non : « La raison pour laquelle nous reculons devant l’idée d’une vie dans le réservoir est que le bonheur qu’elle offre est vide et irréel. »

Vous pouvez vous sentir heureux dans le réservoir, mais vous n’avez pas de vraies raisons d’y être heureux. Vous pouvez vous sentir bien mais votre vie n’est pas réellement bonne : « Nous nous occupons de plus de choses que juste comment les choses nous paraissent de l’intérieur. »

Les critiques des expériences de pensée de Nozick affirment que leur force provient de ce qu’ils appellent « le biais du status quo » : nous jugeons à partir de la perspective que nous avons actuellement. Considérons à la place que vous vous réveilliez tout à coup dans une pièce blanche et propre et qu’une infirmière vous dise : « Nous sommes en 2659 et vous avez bénéficié des expériences préprogrammées que vous aviez choisies. Désirez-vous continuer ? Vous avez choisi de le faire trois fois dans le passé. Si vous choisissez de le refaire encore, vous reviendrez de cette pause sans aucune mémoire. »

Que choisiriez-vous ? Même si ceci est censé être une réfutation de la « machine à expériences » de Nozick, je ne suis pas sûr que ce le soit. Beaucoup de gens voudraient savoir ce qu’il y avait à l’extérieur de la chambre blanche. Si je découvre que je ne vis pas dans la réalité, je voudrais savoir ce qu’est vraiment la réalité.

*

Dans le film Matrix, le personnage principal, Neo, se voit offrir le choix entre « la pilule rouge » qui lui permettra d’apprendre la vérité sur le monde qu’il croit être le réel (« la Matrice »), ou « la pilule bleue » qui le ramènera à sa vie antérieure sans souvenir du choix. Neo choisit la pilule rouge, choix évident : s’il ne fait pas celui-là, il n’y a plus de film. Mais il nous faut expliquer pourquoi il y a en Neo (ainsi que dans l’assistance qui espère anxieusement qu’il va choisir la pilule rouge) une indéniable curiosité pour connaître la vérité des choses.

Plus tard dans le film, l’un des humains rebelles nommé Cypher trahit ses camarades parce qu’après neuf ans de souffrance dans les dures conditions du monde réel, il veut être réinséré dans la Matrice en tant qu’homme riche et qui réussit, qui apprécie les plaisirs avec de nombreuses jolies femmes.

L’assistance comprend certainement la tentation. Pourtant, ils la comprennent précisément comme une tentation à laquelle il faut résister. Il est rare que quelqu’un encourage Neo à prendre la pilule bleue et à rester dans l’ignorance, ou ne trouve Cypher pitoyable de choisir de revenir à l’irréalité. S’il y retourne, Cypher pourra « se sentir bien » mais sa vie ne sera pas vraiment bonne. Son plaisir sera payé au prix de la vie d’autres personnes. Cela semble familier ? Son désir de rester ignorant de la vérité ôtera toute signification à sa vie.

Nous, l’assistance, préférerions que Cypher choisisse de poursuivre la lutte avec ses camarades humains, parce nous savons que cela serait une vie qui a du sens. Cela ne montre-t-il pas que ce que nous voulons vraiment, profondément, est, ainsi que le suggère Nozick, « de vivre (verbe d’action) nous-mêmes, au contact de la réalité », c’est à dire avec des choses réelles, un véritable accomplissement, au milieu de gens réels, dans le monde réel ?

Comme le savent ceux qui ont vu le film, Cypher est tué. Cela aurait été plus intéressant si le réalisateur avait fait ressortir le contraste entre sa vie de plaisir immérité et sans signification dans la Matrice, avec les luttes pleines de sens de ses congénères humains dans le monde réel. La seule raison que l’on puisse donner au fait que les réalisateurs le fassent mourir est qu’ils partagent le mépris de l’assistance. Même les créateurs de Matrix défiés par la réalité savent combien il est méprisable.

Le mot grec qu’utilisait Aristote pour décrire le plus haut bien, le but ultime de nos vies, eudamonia, est souvent traduit par « bonheur ». Mais Aristote ne parlait pas d’un sentiment. Il comprenait la valeur du plaisir et n’était pas puritain au sujet des plaisirs physiques. Mais il était également critique vis-à-vis de ceux qui recherchaient le plaisir comme leur premier but dans la vie. Une telle vie était « servile », pensait-il, et plus « convenable pour les animaux » que pour les humains. Pensez à un porc bien nourri dans la boue. Eudamonia, pensait Aristote, implique de cultiver les meilleures qualités que l’on a en soi, à la fois moralement et intellectuellement, et d’accomplir son potentiel. Plutôt que d’à peine « se sentir bien », eudamonia résulte d’« être et faire bien ».

Donc nous ne voulons pas écarter le « bonheur » en tout, en particulier, pas de réponses bien élaborées à propos des choses qui rendent quelqu’un vraiment heureux, mais cela approfondirait probablement nos réflexions si nous ne nous demandions pas seulement « qu’est-ce qui va me rendre heureux ? » mais aussi « quelle sorte de vie aurait vraiment du sens ? ». Est-ce que je préfèrerais une vie branchée sur la « machine à expériences » de l’Amérique moderne, qui comporte le shopping, faire la fête, le sexe et le plaisir « virtuel » ? Ou bien suis-je appelé à quelque chose de plus, quelque chose de réel ?

Source : https://www.thecatholicthing.org/2018/02/15/meaning-and-truth/

* Image: Keanu Reeves dans le rôle de Neo dans Matrix

Randall B. Smith est le professeur titulaire de la chaire de théologie de l’Université St Thomas à Houston. Son plus récent ouvrage Lire les sermons de Thomas d’Aquin : guide pour les débutants est désormais disponible chez Amazon et chez Emmaüs Academic Press.