Que la France demeure un lieu de haute tension intellectuelle, c’est une réalité difficilement contestable. Il suffit de lire ce qui se publie, ce qui s’échange, ce qui se discute, pour en être persuadé. Pourtant, il y a quelques années encore, on se plaignait de l’effacement des grandes figures qui avaient marqué l’intelligence française d’après-guerre : Jean-Paul Sartre, Raymond Aron, Michel Foucault et quelques autres. C’était pure apparence. Le débat d’idées n’a cessé de se développer et parfois de faire rage. Simplement, le monde a changé, notre pays a changé, et les intellectuels ont suivi le mouvement, en dépit des tropismes idéologiques dont ils sont trop souvent dépendants. Raymond Aron, dans un essai célèbre, avait stigmatisé l’opium des intellectuels, un opium qui avait fait des ravages considérables jusque dans les rangs catholiques. Mais les catholiques avaient eu leur Raymond Aron à eux, en la personne du père Gaston Fessard, dont on ferait bien de se souvenir. Un colloque au Collège des Bernardins va d’ailleurs faire revivre sa pensée, à l’occasion du quarantième anniversaire de sa mort.
Que diraient Raymond Aron et Gaston Fessard du monde d’aujourd’hui ? Nul doute que leur lucidité nous serait d’un grand secours. Mais ils ont, fort heureusement, suscité une postérité en mesure d’exercer les facultés critiques nécessaires pour essayer de comprendre où nous en sommes, alors que les cartes ne cessent d’être redistribuées. On pense notamment à Pierre Manent, qui fut l’assistant d’Aron et qui vient de publier un très remarquable ouvrage sur La loi naturelle et les droits de l’homme (PUF). Bien sûr, comme le titre l’indique, il s’agit d’un essai de philosophie politique à caractère très universitaire. Mais derrière l’analyse des idées, s’affirme un jugement sur notre monde d’aujourd’hui, précisément. Et de ce point de vue, il n’y a pas que les amateurs de Hobbes ou de Tocqueville à pouvoir s’y intéresser. Il y a aussi les décideurs, les politiques, particulièrement français et européens, confrontés à ce que Manent appelle une véritable paralysie, alors que, dit-il, ailleurs les géants s’ébrouent et s’étirent. Songez sans doute à Trump, Poutine, Erdogan, mais voyez aussi du côté de la Chine. C’est cela la véritable intelligence : comprendre le monde où nous vivons.