Officier de marine d’abord, chronologiquement mais aussi intellectuellement, Jean Le Cour Grandmaison l’est encore spirituellement. C’est à cette jointure entre sa technique ou son champ de compétence temporelle et sa foi que l’on peut le mieux appréhender l’adéquation de l’un à l’autre.
L’on parle ici d’une période historique qui court de 1900 à 1973. Le Chef d’Etat-major de la marine, le 14 juillet 1973, l’amiral Marc de Joybert (1912-1989), promotion 1932, face aux critiques adressées par des évêques français aux essais nucléaires de Muruora, avait eu cette réplique fameuse : « Messieurs les évêques, mêlez-vous de vos oignons ! »
Jean Le Cour était reclus, affaibli et malade et on ne sait pas ce qu’il en a pensé. Pendant sa vie active, il s’était montré plus que réservé dans l’entre-deux guerres sur cette arme nouvelle qu’était le sous-marin d’attaque et, depuis les essais thermonucléaires de Bikini, sur la bombe atomique. On peut en inférer ce qu’il aurait pensé des sous-marins lanceurs d’engins (S.N.L.E.) ! Or, sur ces sujets, ses arguments étaient d’abord techniques, ce qui n’excluait pas le problème de conscience du chrétien. Peut-on cette fois encore parler du « catholique avant tout » ?
« De Trafalgar à Tsushima, avait-il écrit, le monde avait connu « cent ans de sécurité absolue sur mer » (« le problème naval », « La Revue hebdomadaire », 22 mars 1930). Le canon de Tsushima avait réintroduit sur mer l’idée de la bataille. Or selon lui, celle-ci n’avait pas été rendue obsolète par l’arrivée du sous-marin. Le Cour Grandmaison s’est trouvé au cœur d’une controverse qui a déchaîné les passions au lendemain de la première guerre. La guerre sous-marine avait constitué la grosse surprise. Les opinions avaient été tellement remuées par l’ampleur des pertes que l’interdiction de l’arme sous-marine avait été à l’ordre du jour de la première conférence de désarmement naval à Londres en 1922. Il ne suffisait pas en effet de rappeler les exigences du « droit des gens ». En temps de guerre, on tire sur tout ce qui bouge. Le commandant en chef de la marine allemande, l’amiral Karl Dönitz (1891-1981) échappa à une plus lourde condamnation au procès de Nüremberg (il ne fut condamné qu’à dix ans) grâce au témoignage de son homologue américain Chester Nimitz qui reconnut avoir agi dans le Pacifique de la même manière que Dönitz dans l’Atlantique.
Rapporteur de la Commission de la Marine à la Chambre des députés sur les résolutions Root sur les limitations à l’emploi des sous-marins en 1922, Le Cour Grandmaison n’avait pas souhaité l’affrontement franco-britannique sur le sujet. Londres s’interrogeait : pourquoi les Français voulaient-ils alors construire tant de sous-marins si ce n’était pour « affamer » les îles Britanniques ? L’arme nouvelle était en effet soutenue par les plus jeunes espoirs de la marine française (comme le fils de son vieil ami nantais, le lieutenant de vaisseau du Plessis de Grenédan qui devait périr en 1923 dans l’explosion du dirigeable « le Dixmude » et qui avait écrit un article sur le sujet à la « Revue universelle » de Bainville en février 1921). Le soupçon fut long à céder et explique une bonne partie des malentendus de l’entre-deux guerres conduisant à la seconde guerre mondiale. Le raisonnement de Le Cour était au contraire de considérer que la demande de sous-marins ne se justifiait que par le maintien de l’infériorité navale dans laquelle les Anglais voulaient maintenir les Français. Que la France reconstitue sa flotte de combat, il estimait qu’elle pourrait alors parfaitement renoncer à construire des sous-marins. C’est ce qui va se passer entre 1926 et 1933 sous le ministère de Georges Leygues. On construisit à nouveau des cuirassés et on arrêta le lancement de nouveaux sous-marins. Jean Le Cour avait déposé une proposition de résolution à cet effet le 22 mars 1927. Il développe ce point de vue devant l’amiral Lacaze ex- ministre de la Marine de la Grande Guerre, lors d’un déjeuner aux « Affinités françaises » le 22 février 1930, repris par « la Revue hebdomadaire » précitée.
Plus généralement, c’est contre cette tradition de la « guerre de course » que s’inscrit Jean le Cour dont les ancêtres en furent pourtant des acteurs. La « guerre de course » est poursuivie par le faible contre le fort, par l’irrégulier (qui n’est pas hors-la-loi, ce qui distingue le corsaire du pirate) contre le régulier. Si au contraire l’objectif est la sécurité des mers, si la France est désormais associée à sa sauvegarde, le type d’armes nécessaires change du tout au tout.
Ce sera la première des objections faites à l’arme nucléaire après la seconde guerre : la guerre qui menace la France et les « puissances conservatrices » est une guerre subversive, une guerre révolutionnaire où le partisan est pirate ou corsaire – c’est selon -, où la guérilla remplace la « course ». Or l’analyse commune dans les années de la décolonisation et de post-décolonisation est que l’arme atomique ne dissuade pas l’adversaire qui a recours à la guerre subversive. Au contraire l’équilibre de la terreur oblige ce dernier à tourner le bouclier atomique. On peut citer d’innombrables articles de fond parus dans « la France catholique » de 1950 (guerre de Corée) à 1962 (Afrique du Nord). Bertrand de Jouvenel se demande si c’est « la bombe qui a paralysé la défense occidentale ? » (5 janvier 1951) et affirme que « se fier à la puissance atomique est une sottise » (14 janvier 1955). Après lui, à partir de 1959, le relai est pris par un ancien attaché militaire tchèque né en 1910, F.O. Miksche, auteur de « la faillite de la stratégie atomique », qui va servir d’expert militaire. Les éditoriaux de Le Cour Grandmaison font régulièrement écho à ces chroniques.
En sympathie avec Pierre Brisson, Raymond Aron et Thierry Maulnier au « Figaro », il n’adhère pas au grand dessein stratégique du général de Gaulle : « engagé dans l’équivoque, poursuivi dans la confusion, le débat s’est achevé dans l’incohérence », note-t-il le 28 Octobre 1960 (« FC » n°726) du premier débat parlementaire sur « la force de frappe ». Et dans son dernier article paru le 15 janvier 1965 : « il subsiste autour de la force nucléaire de dissuasion, beaucoup d’objections, beaucoup d’aléas, beaucoup d’inconnues, beaucoup de risques en un mot. »
C’est le militaire qui n’est pas convaincu. Mais le débat, comme hier celui sur le sous-marin, est légitime. Il ne nie pas qu’il puisse y avoir des arguments en faveur d’un type d’armes ou d’un autre. Il ne ferme pas l’avenir en ce domaine. Mais tant que ce n’est pas le cas, c’est le catholique qui prédomine. Parce que ce militaire est « avant tout et foncièrement catholique » comme il l’avait écrit en 1926. Ceci ne l’empêchait pas dans le domaine temporel de préférer le régime monarchique si la situation se présentait. Or il n’était pas d’actualité. De la même manière, il ne méconnaît certainement pas les messages des papes : Pie XII, notamment à Pâques 1954, Jean XXIII, Paul VI à Bombay en décembre 1965. Tous condamnent la course aux armements, la guerre atomique, chimique et biologique. Tous prônent le désarmement et une organisation internationale pour la paix. Il faut bien entendu y travailler, même si l’on sait que le désarmement général et absolu est illusoire et qu’il y aura toujours des guerres et de nouvelles armes.
La question continua d’être débattue au sein des épiscopats : après une lettre fracassante de la conférence des évêques des Etats-Unis en mai 1983 (sous présidence Reagan), la conférence des évêques de France adopta le 8 novembre de la même année un texte jugé plus équilibré sous le titre « Gagner la paix ».
Jean Le Cour Grandmaison avait été d’accord avec le P. La Brière pour estimer qu’il fallait travailler à améliorer la Société des Nations de l’intérieur. René Pucheu estimera que la majorité des adhérents de la Fédération nationale catholique des années trente était certainement plus locarnienne – pour ne pas dire pacifiste – que son président (Castelnau). On sait peu que le secrétaire général de la S.D.N. (1933-1940), le catholique, français, vendéen, Joseph Avenol (1879-1952) tant décrié était un proche du vice-amiral Jean Fernet, directeur de cabinet du chef de l’Etat français, avec lequel il a correspondu pendant la seconde guerre. A l’opposé de ce « pacifisme », De Gaulle, dans son ouvrage « Vers l’armée de métier », apprécié par Le Cour pour la défense nationale, imaginait que celle-ci puisse, comme le demandait Joseph Paul-Boncour, être déployée dans le cadre de la SDN (dans la guerre du Chaco par exemple, disait-il, entre l’Argentine et le Paraguay, ou en Silésie). Là où l’objection de Bainville était : « Et si l’armée de la SDN était battue ? », celle de Le Cour sera : « Si l’ONU avait une armée, quelle garantie qu’elle la mettrait toujours au service du droit ? » (« FC », n°522, 30 novembre 1956). Il estimait en effet qu’il manquait à l’ONU une « force morale » (FC, n°314, 21 novembre 1952).
Bibliographie
Jean Guitton, « La Pensée et la Guerre », DDB, nouvelle édition augmentée, 2017 (1ere édition 1969)
Hervé Coutau-Bégarie, « Castex le stratège inconnu », Economica, 1985
« La puissance maritime. Castex et la stratégie navale », Fayard, 1985
François Schwerer, « la marine française pendant la guerre 14/18 », Temporis, 2017
Jacques Raphael-Leygues, « Georges Leygues, « le père » de la marine », France-Empire, 1983
Revue d’histoire maritime, n°14, 2011, « Marine, Etat et politique ».