En 1970, le réputé philosophe catholique Frederick Wilhelmsen publia un petit ouvrage intitulé Structure Paradoxale de l’Existence. Wilhelmsen était un enseignant de grande qualité ainsi qu’un écrivain limpide capable de rendre intelligible la métaphysique Thomiste, même pour nous, non initiés. À la suite de St. Thomas, Wilhelmsen loue la transcendance du principe d’existence à la fois de l’être créé et de l’être incréé, s’évadant ainsi des perspectives philosophiques qui ont entravé la pensée au cours des siècles.
Mon propos ici ne concerne cependant pas la structure paradoxale de l’existence, mais plutôt la structure paradoxale du Royaume de Dieu — instauré par le Verbe de Dieu fait Chair. Je ne pratique pas la métaphysique, et je me débats dans les questions profondes de théologie. Mais il me semble évident que cette structure du Royaume s’accorde bien théologiquement au principe de St. Thomas selon lequel la grâce s’établit toujours sur la nature.
Et donc, si l’ordre de la création, l’ordre naturel, a une structure paradoxale propre à sa nature intime, il faut bien s’attendre à trouver une structure semblablement paradoxale dans le Royaume de Dieu, qui fut créé par la grâce. Et on en trouve toutes sortes de preuves dans les Évangiles et l’ensemble du Nouveau Testament. Mais tout débute par l’Incarnation proprement dite, première manifestation célébrée à l’occasion de Noël.
Ce que croient les Chrétiens à propos de l’Incarnation implique probablement le plus profond paradoxe de tous. L’infini Fils de Dieu, le Verbe de la Création, est devenu littéralement une créature physique — non par synthèse de deux contraires (Divinité-humanité, Créateur-créature, telle que vue par la dialectique Hegelienne). Ce qui aurait éliminé à la fois humanité et divinité, aboutissant à tout autre chose. Au lieu de quoi on a une synthèse transcendante où divinité et humanité sont toutes deux parfaitement préservées dans la transcendance du Divin Personnage ainsi incarné.
Paradoxe est le seul terme dont nous disposions pour tenter de comprendre ce grand mystère. L’infini se limite sans cesser d’être infini. Car l’être divin est pure existence, Ipsum Esse Subsistens, se transcendant lui-même. Il ne devient pas un être humain, mais demeure ce qu’Il est, l’image parfaite de Dieu, Père et Créateur.
Selon l’idée théologique, tout découle de ce paradoxe des paradoxes. Ainsi donc, nombre des aspects du Royaume qu’Il vint instaurer ne peut être décrit qu’en termes paradoxaux. Par exemple, dans le Royaume des Cieux, vous ne vous trouverez qu’en vous perdant. Nous ne pouvons comprendre ce que nous sommes ni devenir conformes à notre destin sans “larguer“ tout ce qui en nous va à l’encontre de ce pourquoi Dieu nous a créés. Il nous faut “perdre“ la personnalité — “ego“ — que nous avons corrompue par nos péchés et notre vanité, et la purifier, la transformer en une image de l’image parfaite de Dieu que nous appelons “Sauveur“.
Ce n’est qu’un exemple de cette structure paradoxale, et il y en a encore bien d’autres.. Par exemple, lorsque Jésus dit à St. Paul : « Ma grâce te suffit, car la puissance se déploie dans la faiblesse. » [2 Co, 12:9], il est certain que ce principe paradoxal de la vie Chrétienne se retrouve dans l’Incarnation proprement dite. Le pouvoir de Dieu s’est exprimé parfaitement en ce monde par la faiblesse de la nature humaine endossée par le Fils. L’entière manifestation de cette vérité paradoxale éclate sur le Calvaire, quand la faiblesse de Jésus atteint son apogée, et le pouvoir de Dieu accorde la rédemption au genre humain. Mais la toute première manifestation eut lieu dans cette étable de Bethléem où descendit sur terre un personnage infiniment divin avec toute la faiblesse et la vulnérabilité d’un nouveau-né. N’est-ce pas ainsi ce qui nous émerveille et nous remplit de joie lors de chaque Noël ? — cet ultime paradoxe des paradoxes ?
Il est certain que St. Paul a tiré une grande leçon de ce paradoxe suprême, nécessaire pour renforcer sa spiritualité “dans le besoin, sous les persécutions, dans la détresse, au nom du Christ.“ Il a appris à imiter le Christ dans Sa faiblesse et en conclut avec confiance et avec joie : « car dans ma faiblesse je trouve ma force ».
Un dernier exemple, tiré de St. Luc, 22. Jésus enseigne à Ses disciples : « Que le plus grand parmi vous se comporte comme le plus jeune, et celui qui gouverne comme celui qui sert. » Ce paradoxe fait écho à un texte comparable dans les Évangiles « qui s’élève sera abaissé et qui s’abaisse sera élevé. » Jésus s’adresse là en particulier à ceux qu’Il destine à prendre la tête de l’Église : Ses Apôtres. Il leur faut, par-dessus tout, apprendre la leçon de ce paradoxe.
Dans le Royaume des Cieux, où s’exercent l’ordre et la grâce, la grandeur découle de l’humilité et du service à autrui, tout comme le Christ s’abaissait dans l’obéissance jusqu’à la mort, et se donnait comme Serviteur des serviteurs de Dieu. Combien remarquable alors que ces propres termes aient été adoptés et perpétués depuis l’époque de Grégoire le Grand pour désigner la fonction du pape.
Émerveillement et joie dans la méditation sur les nombreux paradoxes qu’on découvre dans les Évangiles. Permettez que je le redise : tous sont fondés sur l’ultime paradoxe de l’Incarnation et nous ramènent en permanence à ce mystère.
Et tous nous font comprendre comment cet enseignement paradoxal de l’Évangile et le don de la grâce ont fait non seulement changer la conception de la dignité de la personne humaine, mais ont permis à l’homme de transcender les limites mêmes de sa nature pécheresse afin de devenir un authentique enfant de Dieu par et avec le don de la grâce.
Les plus grands philosophes athées eux-mêmes n’ont jamais mesuré la véritable dignité personnelle de l’homme. Ce n’est que par la révélation de Dieu en Son Fils Jésus Christ, né d’une vierge, que la transcendance et le destin final de la personne humaine ont pu paraître.
23 décembre 2017
Tableau : Lumière de l’Incarnation – Carl Gutherz, 1888 [Musée d’Art Brooks, Memphis, Tennessee]