Avec chacun de mes sept nouveau-nés, j’ai déploré la perte de chaque jour. Quelquefois, j’ai littéralement pleuré, joyeuse mais accablée par la conscience que je ne pouvais pas revenir en arrière. Je me rappelle la souffrance : Elle ne sera plus jamais âgée d’un jour. Puis, deux jours de nouveau. C’est le dernier jour où elle aura jamais une semaine. Le premier mois a disparu pour toujours. Chaque jour était une mort de vie, et je voulais capturer chaque gazouillis, clignement d’œil et toucher. Avec le temps, j’ai compris que tous les moments sont comme cela. Le présent chevauche la crête d’une vague perpétuellement lancée du passé dans l’avenir, tandis que d’innombrables milliards de détails s’en vont.
Cette obsession du détail vient avec la connaissance de la science physique. J’aime apprendre à mes élèves à mettre leur « lunettes de chimie » à fermer les yeux et à oublier le domaine macroscopique afin que je puisse dépeindre le monde abstrait des atomes et leur enseigner à faire de la chimie. Cela approfondit la manière dont ils voient le monde. J’ai vécu la tête dans Atomville tellement longtemps que parfois les équations s’allument dans le coin de ma vision quand je regarde la nature.
Considérez la seconde. Il y a 60 secondes dans une minute, 60 minutes dans une heure, et 24 heures dans un jour, ce qui veut dire que 86.400 secondes s’écoulent d’un matin à l’autre. En science, la seconde est définie avec précision. Le Comité international des poids et mesures a déclaré officiellement en 1967 la seconde comme « la durée de 9.192.631.770 périodes de la radiation correspondant à la transition entre les deux niveaux hyperfins de l’état fondamental de l’atome de césium -133. »
Les élèves du secondaire apprennent les niveaux d’énergie (n=1-7) et les orbitales (s,p,d,f) qui organisent les éléments du tableau périodique. Ils apprennent que les électrons à l’état fondamental peuvent être excités par de l’énergie jusqu’à des niveaux plus élevés. Quand les électrons se relâchent à l’état fondamental, des longueurs d’onde précises d’énergie,
appelées photons, rayonnent – ce qui correspond à la différence d’énergie quantifiée. Nous appelons cela lumière.
Cependant, les états hyperfins dépassent le cadre de l’école secondaire. L’état fondamental n’est pas vraiment un niveau d’énergie distinct. Comme les électrons ont un mouvement giratoire (en haut, en bas), et que les protons ont un mouvement giratoire (aussi en haut, en bas), il y a des combinaisons énergétiques d’états possibles entre les électrons et les protons avec des énergies très très proches, c’est-à-dire des fissions hyperfines. Celles-ci peuvent être calculées et sont des millions de fois plus petites que les différences dans les niveaux d’énergie et les orbitales.
Ce n’est pas seulement un problème de physique. La radiation venant de ces transitions peut être observée de manière fiable. Donc, les horloges atomiques fournissent une échelle de temps continue qui est synchronisée avec la rotation de la terre et le temps solaire. La société mondiale dépend de ce mécanisme, depuis la communication militaire et spatiale jusqu’aux systèmes numériques dans les ordinateurs, les téléphones, les télévisions, les jeux, les stimulateurs cardiaques, et les appareils GPS.
A mon avis, c’est une raison pour pleurer de joie aussi. Il y a tant de choses à apprécier dans l‘œuvre de Dieu qui passent inaperçues, non appréciées et perdues, même dans le compte de la seconde. Un jour est pratiquement une infinité d’événements !
Vous connaissez ce livre d’Albert Camus : L’étranger ? Je l’ai lu deux fois, une fois quand j’avais dans les vingt ans, et de nouveau dans les quarante ans. Le personnage du titre, Meursault m’a amusée au premier abord parce que je m’imaginais son détachement décontracté. Maintenant, j’ai pitié de son narcissisme. La scène la plus triste est celle de la prison où il attend la mort par la guillotine pour avoir commis un meurtre. Pendant son incarcération, Meursault dit qu’il a appris « le truc pour se souvenir des choses.»Pour passer le temps, il a commencé à se rappeler encore et encore chaque objet de sa chambre à coucher, se souvenant chaque fois de petits détails, jusqu’à ce qu’il puisse passer des heures à énumérer les petits détails infimes de souvenirs à moitié oubliés ou mal observés, une bosse, une écornure, le grain du bois.
Meursault pensait que sa mémoire compensait. « Je me suis alors rendu compte qu’un homme qui n’a vécu qu’un jour pouvait aisément vivre cent ans en prison. Il aurait assez de souvenirs pour ne pas s’ennuyer. » C’est assez vrai. Naturellement Meursault a fait cela seulement pour s’occuper. Il ne voulait pas de rédemption. A la fin, il a rencontré la mort en pensant que l’univers était aussi indifférent envers l’humanité que lui ; sa seule joie était d’imaginer que beaucoup de gens regarderaient sa tête tomber.
Meursault avait tort. La vie est censée être un voyage vers la sainteté, car nous sommes tenus responsables de nos choix à la plus haute cour, la cour du Seigneur de la création. Peut-être ne pouvons-nous pas arrêter le temps et nous souvenir de tous les détails des électrons, atomes, composés, protéines, organes et organismes. Mais nous pouvons être conscients que chaque seconde est une marche régulière vers une fin – un voyage que nous vivons parce que nous sommes faits à l’image et à la ressemblance de Dieu avec les pouvoirs spirituels de l’intellect et de la volonté.
Il y aura de la souffrance et des déchirements. Les bébés que nous tenons dans nos bras peuvent un jour nous quitter, mais les souvenirs sont aussi permanents que notre amour inconditionnel. Notre peau peut se rider et notre beauté s’estomper, mais seulement parce que nous avons duré assez longtemps. Nos cœurs peuvent se briser et guérir, et se briser encore jusqu’à ce que nous pensions devenir fous. Nos mains peuvent hésiter à se tendre pour demander de l’amitié par crainte d’être rejetées, mais nous le ferons tout de même. Nous pouvons douter et être mis en doute. Nous pouvons désespérer. Nous pouvons nous plaindre de l’injustice. Nous pouvons aspirer à la paix, et la seule paix que nous puissions jamais trouver est la paix intérieure. Nous pouvons supporter et perdre beaucoup dans cette vie, mais seulement parce que nous pouvons penser et sentir.
Notre but est d’arriver à la fin, à cette dernière seconde où le passage du temps n’a plus d’importance, pour rejeter le mal et établir nos âmes dans la bonté pour toute éternité à l’instant de la mort. En tant que chrétiens, nous avons l’assurance qu’à travers tout Dieu est fidèle. Il nous accordera la grâce de faire sa volonté si nous prions pour cela et l’acceptons tous les jours, aussi sûrement que 9.192.631.770 oscillations hyperfines se sont produites quelque part dans un atome de césium 133.
Ringard peut-être, mais cela sonne vrai.
Source : https://www.thecatholicthing.org/2017/11/11/cesium-the-day/
Image : La première horloge atomique au césium. 1955.
Stacy A. Trasancos est une ancienne chercheuse chimiste chez DuPont. Elle est devenue catholique et a commencé à écrire sur la foi et la science. Elle est l’auteur de La science est née du christianisme : l’enseignement du Fr. Stanley L. Jaki et Particules de foi : guide catholique pour naviguer dans les sciences.