Je déplace des montagnes de livres en prévision d’un déménagement. Après un quart de siècle dans les faubourgs de Washington, c’est une sorte d’option bénie : un transfert vers une petite ville à proximité, aussi près qu’on peut l’être du District de Colombie tout en vivant à la campagne. D’étranges reliques du passé ont fait surface. Dont une m’a coupé dans mon élan : L’espace intérieur. Poésie de Jean Paul II
Ce magnifique petit volume demeure pour moi un truc pas vraiment terminé. J’ai écrit un texte à son sujet juste avant la mort de JP II en 2005 – mais l’article appartenait à un magazine qui était alors en plein bouleversement, et il n’a jamais vu le jour. Nous avions organisé un groupe d’articles à propos des différentes parties de la vie du pape polonais, en anticipation de sa mort.
Et j’avais consciencieusement étudié ce qui m’avait été assigné – son œuvre littéraire – dont je pensais qu’elle serait un recueil très modeste, par un homme dont les grands talents étaient ailleurs. Je me trompais.
En effet, JP II était un vrai poète. Il n’a jamais consacré assez de temps à la poésie pour devenir un poète de classe internationale, bien sûr. Mais il y a des passages de son œuvre où on s’aperçoit qu’il avait un réel talent qui aurait pu se développer dans quelque chose de puissant si la vie et l’histoire du vingtième siècle ne l’avaient porté vers d’autres sujets, (et c’est aussi le cas pour ses pièces de théâtre) .
Par exemple :
Les lointains rivages de silence commencent à la porte.
Là, on ne peut pas voler comme un oiseau.
Tu dois t’arrêter de regarder toujours en profondeur,
Encore plus profond, jusqu’à ce que tu ne réussisses plus à détourner ton âme
Du fond le plus profond.
Là, aucune verdure ne rassasiera ta vue :
Ton regard captif ne réussira pas à voir.
Et tu pensais que la vie te cacherait
De l’autre Vie qui surplombe les profondeurs.
Une poésie traduite est toujours une chose compliquée à évaluer, mais il est impossible de manquer ici à la fois la fraîcheur de l’image et du langage – à mon avis il atteint parfois le niveau de grands poètes polonais modernes tels que Czslaw Milosz et Adam Zagajewski. Et pardessus tout, il y a une vaste vision poétique.
Je ne me souviens pas bien de ce que j’ai pu dire à propos de ces poèmes dans l’essai qui s’est perdu. Mais aujourd’hui, je me risquerais à dire que cet esprit profond et vaste était le lieu intérieur à partir duquel les accomplissements extérieurs ont trouvé leur source : « Il y a en moi un terre transparente/ dans le miroitement du lac / Le bateau, le mouillage à Génésareth, / relié aux vagues tranquilles. »
Une littérature religieuse n’est pas facile à écrire, tout au moins dans ce qui reste de notre culture occidentale. Si elle est trop collée à des sentiments conventionnels, elle semble paresseuse et banale. Si elle s’aventure trop loin vers une spiritualité indépendante, il est rare qu’elle atteigne quoi que ce soit de grand et de conséquent.
Et puis, il y a la simple question du métier. N’importe qui peut rédiger quelques vers bancals sur des thèmes largement spirituels, et déclarer que c’est de la poésie. La fraîcheur de l’approche, la rhétorique, les images, la forme, voilà les preuves que l’auteur a -ou n’a pas – cette magie rare qui nous transporte en dehors ou au-delà de notre quotidien, même s’il emploie des mots de tous les jours et des sujets que nous utilisons tous.
Il est particulièrement difficile de commenter les sujets bibliques parce qu’ils sont déjà familiers, et lourdement chargés de siècles d’interprétation et de significations. Aussi pour créer quelque chose qui soit empreint d’une poésie vivante et qui évoque la Bible, on court le risque de dire quelque chose que les Ecritures n’ont jamais voulu dire.
Pas toujours, mais souvent, Karol Wojtyla réussit à le faire en dépit des dangers comme dans ce texte : « Regardant dans le puits de Sichar/ Regarde maintenant les écailles argentées de l’eau/ Où tremblent les profondeurs/ Comme la rétine d’un œil qui retient une image. » Il y avait un évènement profond près de ce puits, présenté ici dans l’eau qui se trouve très loin au fond, qui ajoute quelque chose à l’échange déjà profond entre Jésus et la Samaritaine. Voilà une vraie imagination poétique.
De même que nous le rappelle notre amie Dana Gioia, une catholique qui est maintenant poète lauréate de Californie, la multiplication des programmes d’université pour la rédaction de poésie a eu pour effet de transformer la majorité de la poésie moderne en une sorte de jeu d’initiés, où les poètes académiques écrivent surtout pour d’autres poètes académiques. Et le résultat donne l’impression que la poésie n’a pas et ne peut pas avoir d’importance en dehors d’une clique étroite et incestueuse.
Mais dans l’histoire, elle a eu de l’importance. Enormément. Homère, Virgile, Dante, Shakespeare, Wordsworth, Whitman, Frost, Eliot, Stevens, et beaucoup d’autres. La vie humaine est appauvrie – quelque chose de l’esprit humain fait défaut – quand nos paroles perdent la capacité de nous transporter dans la réalité d’autres royaumes que nous ignorons à nos risques et périls.
Comme l’a écrit JP II dans un poème puissant (« Matière ») qui traitait de l’époque où il était ouvrier dans une carrière de pierre en Pologne, « Ne crains pas. Les besoins quotidiens de l’homme ont une large envergure, / le lit rigide d’une rivière ne peut les emprisonner longtemps. »
La poésie peut avoir de l’importance, et elle en a, peut-être pas très souvent de nos jours, surtout si elle essaye d’être signifiante au sens étroit et laïc du terme. Elle n’en a jamais autant que lorsqu’elle essaye d’être politique. Le passage ci-dessus avait une signification politique, bien sûr, dans la Pologne communiste. Mais bien plus que cela, pour n’importe quelle société humaine aussi, et pour toutes en fait.
A notre époque, quand tout – même dans l’Eglise – semble devenu désespérément et irrémédiablement politisé, il est bon de se souvenir que la délicatesse d’esprit, et la profondeur de perception peuvent en effet être la puissance insoupçonnée qui se cache derrière les agissements du « vrai monde » et donne vraiment une nouvelle forme aux choses.
Le travail commence au-dedans, au dehors, il occupe une telle place
Que bientôt il saisit les mains, puis les limites du souffle
Regarde – ta volonté fait profondément résonner la pierre,
La pensée atteint la certitude, un sommet
A la fois pour le cœur et pour la main.
C’est le cas du pape qui était poète, mais aussi dramaturge, philosophe, théologien – un chef moral et politique et qui, incidemment, a changé le cours du monde moderne. Et, pas du tout incidemment, était aussi un grand saint.
https://www.thecatholicthing.org/2017/05/11/papal-poetics/