Ce qu’il a fait assis au souper
Le Christ a commandé que ce soit répété
Que son mémorial ne cesse jamais.
(de Lauda Zion, Séquence pour Corpus Christi)
Avez-vous externalisé votre mémoire ? Non, probablement pas. Et ceux qui prétendent l’avoir fait non plus. Au mieux, ils ont enrôlé des appareils numériques pour faciliter leur rappel – mais pas leur mémoire. La distinction est essentielle. L’homme ne se rappelle pas simplement ; il se souvient. La réduction de la mémoire au rappel banalise l’un de nos plus importants pouvoirs – et menace notre appréciation de l’Eucharistie.
Le rappel apporte simplement des données : un numéro de téléphone, une adresse, une date. En tant que tel, les ordinateurs peuvent assez bien le remplacer. Mais la mémoire est beaucoup plus profonde. Se souvenir signifie plus que cracher des données. Ce n’est pas un acte purement intellectuel mais implique toute la personne, âme et corps. Autrefois – avant les téléphones portables et la numérotation abrégée – se souvenir d’un numéro de téléphone voulait dire plus que de se rappeler des chiffres. Cela signifiait voir et sentir le motif des chiffres sur le cadran ou même entendre les clics variables sur le cadran rotatif.
C’est dire que la mémoire est incarnée. Quand je pense aux étés à la plage, je ne me rappelle pas simplement le fait. Je me souviens de l’odeur et de la sensation de l’air salé, du tiraillement d’un poisson sur la ligne, du bruit des vagues le soir. Aucun appareil ne peut compenser cela, parce que c’est profondément humain.
Se souvenir est, d’une certaine façon, nous rendre présent, ici et maintenant, quelque chose appartenant au passé. Nous faisons cela par la pensée et la conversation, par des monuments et des cérémonies. Nous récitons des poèmes et chantons des chants au sujet d’actions passées. Nous mettons de côté des terrains parfaitement bons et érigeons des monuments où des batailles ont été livrées.
Nous voulons garder présent le passé parce que nous savons que les événements devraient nous influencer encore aujourd’hui. Les vertus de ceux qui ont servi, l’héroïsme de ceux qui sont morts, la gloire d’actions justes, la parodie de l’injustice – ceci doit être rendu présent pour nous former.
Mais nos efforts échouent. Le monde a beaucoup de monuments, de décrets, de chants et de ballades destinés à nous rappeler, mais qui ont été oubliés eux-mêmes. Horace, le poète romain, s’est vanté d’avoir créé un monument « plus durable que le bronze ». Mais… qui lit Horace maintenant ? Simples créatures que nous sommes, nous ne pouvons pas rendre le passé pleinement présent. Les chants sont oubliés, les monuments s’effondrent, et les idéaux sont perdus.
Et pourtant Notre Seigneur nous commande : « Faites ceci en mémoire de moi. » Ces mots indiquent une mémoire plus profonde que celle que nous avons. Ils parlent d’une mémoire divine, pour ainsi dire, une participation à la mémoire de Celui pour Qui tout est vivant. (Luc 20 :38) L’Eglise appelle la messe le « mémorial » de la Pâque du Christ. Or, le sens familier de « mémorial » ne traduit pas la signification de l’Eglise. Le catéchisme l’explique comme suit
Dans le sens de la sainte écriture, le mémorial n’est pas simplement le rappel des événements passés mais la proclamation des œuvres puissantes accomplies par Dieu pour les hommes. Dans la célébration liturgique de ces événements, ils deviennent d’une certaine manière présents et réels. C’est ainsi qu’Israël comprend sa libération de l’Egypte : chaque fois que la Pâque est célébrée, les événements de l’Exode sont rendus présents à la mémoire des croyants afin qu’ils puissent y conformer leurs vies. (CCC 1363, italiques ajoutés)
Ce n’est pas un mémorial humain ordinaire. C’est le souvenir de Dieu et il remplit ainsi notre désir de rendre le passé présent.
A la messe, le sacrifice de notre Seigneur devient présent et réel sous la forme sacramentelle du pain et du vin. Le catéchisme répète les paroles du Concile de Trente :
La victime est une seule et même personne ; la même s’offre maintenant à travers le ministère des prêtres, qui s’offrait alors sur la croix ; seule la manière de s’offrir est différente… Dans ce sacrifice divin qui est célébré à la messe, le même Christ qui s’est offert une fois d’une manière sanglante sur l’autel de la croix est contenu et offert d’une manière non-sanglante. (CCC1367)
Nos symboles de souvenir restent simplement cela – des symboles. Nos monuments nous rappellent les faits, mais ils ne les rendent pas présents. Seul le Seigneur comble le besoin de la mémoire humaine en rendant présent pour nous maintenant le plus grand événement de l’histoire sous la forme du pain et du vin. Dans ce que Saint Thomas appelle le « mémorial qui ne doit jamais cesser », tout Son Sacrifice est rendu présent : Son offrande au Père, l’étirement de son corps sur la croix, l’effusion de Son Sang, sa prière pour la miséricorde, et même le don de sa mère.
« Etiez-vous là quand ils ont crucifié mon Seigneur ? » demande le spiritual américain. Non, nous n’étions pas là – et nous n’avions pas besoin de l’être. La messe rend la crucifixion présente pour nous, précisément pour que nous puissions participer à son offrande et conformer nos vies à cet événement.
Cette considération du mémorial eucharistique nous apprend quelque chose sur la manière dont notre Mère l’Eglise se souvient. Elle ne se rappelle pas le bon vieux temps ou simplement son Seigneur. Elle le rend toujours présent – à travers l’histoire et à travers le monde – par le ministère de ses prêtres.
Tout enseignement sur Jésus Christ atteint son accomplissement dans ce mémorial, dans lequel il n’est pas simplement rappelé mais rendu présent. Et sans ce mémorial tout enseignement ne resterait qu’un souvenir des événements passés.
Apprécier le sacrifice commémoratif exige donc une appréciation de la mémoire humaine. Si nous réduisons notre mémoire à ce rappel technologique, facilement délégué à un appareil, alors nous perdons le modèle nécessaire pour comprendre le mémorial qui perfectionne toute mémoire humaine.
D’autre part, l’exercice de la mémoire humaine authentique nous prépare pour le mémorial sacrificiel. Il cultive en nous le désir de rendre présent le passé et en fait de nous rendre présents à la Victime sacrificielle présente pour nous.
Image : Le dernier repas par Juan de Juanes, c. 1562 [Musée du Prado]
Le Père Paul Scalia est prêtre dans le diocèse d’Arlington, Virginie. Il est Vicaire Episcopal pour le Clergé. Son dernier livre est That Nothing May Be Lost : Reflections on Catholic Doctrine and Devotion.
Pour aller plus loin :
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- EXHORTATION APOSTOLIQUE POST-SYNODALE « AFRICAE MUNUS » DU PAPE BENOÎT XVI
- Conclusions provisoires du Synode sur la Parole de Dieu
- Quand le virtuel se rebelle contre le réel, l’irrationnel détruit l’humanité
- Le rite et l’homme, Religion naturelle et liturgie chrétienne