Pic de la Mirandole - France Catholique
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Marie dans le plan de Dieu
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Pic de la Mirandole

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Pic de la Mirandole ! La première fois où j’entendis parler de ce prodige du Quattrocento remonte à mes années d’études secondaires. 1957 pourrait bien être la date repère, autour de mes quinze ans. C’est l’année où paraît, aux nouvelles éditions Debresse, l’ouvrage de Pierre-Marie Cordier : Jean Pic de la Mirandole ou la plus pure figure de l’humanisme chrétien. Le nom de Pierre-Marie Cordier demeure connu de quelques rares spécialistes de la Seconde Guerre mondiale, parce que ce prêtre, alors vicaire à la cathédrale de Laon, avait fait partie du complot qui décida de l’attentat contre l’amiral Darlan à Alger, après le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord.

Je l’ai connu alors qu’il était curé de la paroisse Saint-Vaast à Soissons et j’ai le souvenir d’une longue conversation avec lui lors de la fameuse semaine des barricades à Alger. Il connaissait par cœur la ville névralgique et vivait intensément, par l’imagination, les événements qui s’y déroulaient alors. Par ailleurs, mes chers amis, les abbés Hombert, originaires du Nouvion-en-Thiérache, m’avaient parlé de leur ancien curé, qui n’avait sans doute pas atterri sans raison dans cette localité associée à la famille d’Orléans. Il avait gardé une mentalité complotiste, réunissant, par exemple, les membres de l’Action catholique à onze heures du soir dans la forêt du Nouvion.

Mais l’abbé Cordier était aussi un intellectuel qui, après ses exploits de la guerre, avait travaillé à une thèse de théologie sur Pic de la Mirandole. Le livre qu’il en avait tiré avait retenu l’attention du père de Lubac, qui le mentionne dans sa bibliographie du Pic qu’il a publiée, lui-même, en 1974. Son savoir avait permis à l’abbé Cordier de remporter brillamment un concours radiophonique à l’époque. J’étais trop jeune pour aller voir de plus près de quoi il s’agissait. Ça n’est que bien plus tard que j’ai lu de Lubac avec le plus vif intérêt. Ce n’était pas d’abord affaire d’érudition mais sentiment de rencontrer, comme le dit le grand théologien, un personnage étonnant, qui « mérite d’occuper une place honorable dans la galerie, longue et variée, des penseurs chrétiens ». Ce qui m’avait conquis, c’était la force d’une pensée tout à fait orthodoxe dans l’éclat du magnifique Quattrocento. C’est trop peu dire qu’elle était « moderne », elle défiait par avance toutes les modernités. Il est vrai qu’on avait voulu faire de Pic le prototype d’un humanisme qui avait rompu avec la doctrine de la foi et s’identifiait beaucoup plus à Prométhée qu’au premier et au second Adam ! Mais c’est un contre-sens total, que le père de Lubac se donne la peine d’éclaircir en 400 pages.

Le théologien s’est concentré sur la pensée personnelle, d’un personnage légendaire, mort très jeune, et dont la précocité nous subjugue. On a propagé beaucoup de sottises sur lui, Voltaire le premier. C’est à un exercice obstiné de véracité que s’est donc consacré l’interprète le plus exigeant, démontant les légendes et les extrapolations qui ont la vie dure. Mais cette exégèse est un peu exclusive d’une mise en situation historique.

C’est pourquoi j’ai eu recours à un classique, Jacob Burckhardt, cet historien suisse du XIXe siècle, pour me mettre dans le bain du Quattrocento. Il me fallait en savoir plus sur cette Italie, qui n’a cessé de nous attirer avec la splendeur de ses cités, la moindre d’entre elles étant une œuvre d’art. Je n’ai pas été fidèle à la promesse que j’avais faite à mon cher André Frossard, qui m’avait pressé, à Rimini, en 1987, d’aller visiter Ravenne, dont il avait magnifié les fresques dans un ouvrage magnifique. Ravenne, je crois, qui lui avait conféré sa citoyenneté d’honneur. Mais je pense au prestige de Florence, qui n’a cessé de me séduire, depuis une première visite à l’adolescence et une seconde bien plus tard, à l’occasion d’une tournée de conférences que m’avait organisée le mouvement Communion et libération. Dans mon souvenir, un dîner en ville, où nous nous étions retrouvés dans le même restaurant que Jeanne Moreau, en grande conversation dans un italien qu’elle maîtrisait parfaitement.

Mais je pense surtout à la Florence de Pic de la Mirandole, qui est celle aussi de Savonarole, lui qui fit son éloge funèbre. Pic apparaît furtivement à plusieurs reprises dans le grand livre de Jacob Burckhardt. Mais, si j’en crois le père de Lubac, l’historien est coupable de mauvaise interprétation à son égard, qui n’est pas sans responsabilité sur la fausse idée que l’on se fait encore aujourd’hui du jeune génie florentin (La civilisation de la Renaissance en Italie, Chronos).

23 août

Le Quattrocento, ce n’est pas seulement l’éclat d’une civilisation justement admirée. C’est aussi une période d’extraordinaire passion, avec des mœurs loin d’être pacifiques. Ce qui nous éblouit le plus, c’est cette primauté de l’art, de la beauté, de la culture. Cette primauté n’a plus cours aujourd’hui, en dépit des budgets officiels et des sponsors du privé. Sponsors et non plus mécènes. Mais elle avait un prix, non seulement financier que nous subirions difficilement. La dague, le poison se trouvaient fréquemment employés pour purger les vengeances privées et domestiques. C’est la rançon d’un certain individualisme poussé à ses extrémités. Est-ce aussi l’effet d’un paganisme issu du retour à l’Antiquité ? Le paganisme pris en mauvaise part, pour ce qu’il est étranger aux béatitudes de l’Évangile ? C’est vraisemblable. Cela ne doit pas nous cacher sa meilleure part. Celle qui participe au raffinement de l’art en toutes ses déclinaisons. Par ailleurs, il y a coexistence de ce paganisme avec un christianisme qui fait mieux que résister, lorsqu’il n’est pas totalement subordonné au raffinement païen. La preuve : Pic de la Mirandole !

Mais toute affirmation suppose sa propre contradiction. « Ces hommes modernes, qui représentent la civilisation italienne du temps, sont nés religieux comme les Occidentaux du Moyen Âge, mais leur puissant individualisme les rend tout à fait subjectifs sous ce rapport comme sous d’autres, et le charme extraordinaire qu’ils trouvent dans la découverte du monde extérieur et du monde de la pensée les rend avant tout mondains » (Burckhardt). Par ailleurs, la distance prise par rapport aux doctrines chrétiennes ne joue pas forcément au service de la liberté. Le fatalisme vient souvent corrompre l’idée de Dieu et des pratiques superstitieuses nouvelles s’ajoutent aux anciennes.

Burckhardt est encore impressionné par l’emprise durable – au-delà de la mort – qu’eut Savonarole sur Florence : « La parole de Savonarole était empreinte de cette haute puissance personnelle qu’on n’a plus retrouvée jusqu’à Luther. Lui-même appelait cela de l’illumination : aussi ne craignait-il pas de placer la prédication très haut. Dans la grande hiérarchie des esprits, disait-il, le prédicateur vient immédiatement après le dernier des anges. »