George Orwell disait que certaines idées sont si absurdes que seul un intellectuel pourrait y croire. Et il pouvait citer des charretées entières de noms de personnalités du monde anglophone.
On pourrait aussi avoir à l’esprit un ou deux français. Jean Paul Sartre, par exemple sur lequel on pouvait compter pour croire aux idées les plus absurdes, telles que « l’Enfer c’est les autres » – dans « Huis clos », sa célèbre pièce de théâtre de 1944.
Mais l’enfer, ce n’est pas les autres. L’enfer, c’est d’être seul, absolument et pour toujours – quand l’âme dit à Dieu : « Je ne veux pas aimer, je ne veux pas être aimé, Je veux seulement qu’on me laisse tranquille. » Et Dieu qui nous a fait « le compliment terrifiant » comme dit C.S.Lewis, de prendre notre liberté au sérieux, ne la détruira pas, pas même pour nous éviter de nous précipiter de nous-mêmes en enfer.
Dans mon enfance, il était largement entendu que nous vivions une époque d’anxiété (une phrase de W.H. Auden) c’est-à-dire qu’on attendait de nous que nous soyons continuellement menacés par La Bombe. Puis à un certain moment, une autre époque s’est montrée, pire encore, l’Age de l’absurdité, au cours duquel la question est devenue : qu’arrivera-t-il si la bombe n’explose pas et si le monde demeure misérable ?
Personne depuis que T.S. Eliot nous a donné « Peur dans une poignée de poussière », n’a exprimé cette préoccupation particulière, le sens de la vie privée de sens, et qui galope vers la tombe, mieux que le poète populaire anglais Philip Larkin, mort en 1985 à l’âge de 63 ans, après avoir disséqué l’absurdité de façon détaillée et impitoyable.
Mais avec une certaine intelligence, comme dans les dernières lignes de
« Que ceci soit le Vers ». Il y distille un désespoir à l’ancienne mode, si pur que de le boire signifie qu’aucune relation humaine ne pourrait survivre :
L’homme transmet à l’homme la misère,
Elle augmente comme un littoral côtier,
Sauvez-vous dès que possible
Et n’ayez surtout pas d’enfants.
Larkin a certainement suivi ses propres conseils. Il ne s’est jamais marié. Bien qu’il ait été très intéressé par les femmes, cela n’a jamais évolué jusqu’à devenir quelque chose qui approche d’un amour durable. « Comment pourrai-je écrire », se plaignait-il auprès de la femme à laquelle il était fiancé autour de la vingtaine, la première de beaucoup d’affaires où il fut empêtré, « quand je dois penser à toi ? »
Il vaut mieux garder ses distances de crainte que surgisse un attachement qui compliquerait les affaires. Comme il l’écrit dans un poème dont le seul titre (Amour) révèle la triste ironie qui a entouré sa vie : Comment peut-on jamais être satisfait ?
Mettre quelqu’un en premier
De manière à avoir le dessous ?
Ma vie est pour moi.
Il vaut mieux ignorer la gravité.
Mais qu’en est-il si la vraie histoire de l’amour implique une toute autre sorte de gravité, de celles qui trouvent justement leur accomplissement dans le fait de tomber et retomber toujours amoureux de la même personne ? Qu’en est-il si, en d’autres termes, on devait vivre vraiment la logique de l’amour ?
Que trouve-t-on seulement quand cela ne rapporte plus rien ? Et avec témérité. « Que vaut le monde comparé à la vie ? » demande le héros du drame de Paul Claudel L’annonce faite à Marie, et que vaut la vie si elle ne doit pas être donnée ? »
Pauvre Philip Larkin. C’est un paradoxe qu’il était incapable d’analyser. Un jour, il a dit à un de ses amis : « Mon problème, est que je n’aime jamais ce que j’ai » – c’est le malheur de toute personne centrée sur elle-même, ce en quoi Larkin était un expert.
Pour montrer un exemple caractéristique, il écrit dans « Self’s the man » (L’homme est soi-même) «Il a épousé une femme pour l’empêcher de s’en aller, et maintenant elle est là toute la journée ! » Ou ceci, tiré d’un carnet de notes : « Ne pas t’aimer ? Chérie, je paierais dix livres pour toi: / cinq maintenant, et cinq quand je me débarrasserais de toi. »
Il avait l’habitude de dire : « La privation est pour moi ce que les jonquilles étaient pour Wordsworth. » « Il n’y a aucun doute qu’il était triste » déclarait son ami A.N. Wilson, se remémorant « le seul poète de notre époque qui a trouvé la voix parfaite pour exprimer nos pires angoisses. »
Surtout celles qui viennent avec la mort, une horreur et une calamité à laquelle il n’y a pas d’esquive. Les huis sont clos, en effet. Pour Larkin, la mort n’apportait que la certitude de l’extinction. « C’était un fait, rapporte Wilson, qui l’emplissait de terreur et de mélancolie. »
Même les consolations de la religion ne peuvent écarter le néant qui nous attend tous. Il appelait cela « ce vaste brocart musical mangé aux mites, créé pour prétendre que nous ne mourrons jamais ».
Nulle part la mort n’apparaît plus certainement menaçante que dans « Aubade », un poème écrit peu avant sa mort. Le titre suggère que cela devrait être un chant sur l’aurore, plein d’espoir et de promesses. Mais ce n’est pas le cas. Un homme se réveille à quatre heures du matin, et regardant autour de lui dans la chambre, voit : « ce qui, en fait, est toujours là, / la mort inlassable, plus proche d’un jour entier maintenant, / rendant toute pensée impossible, sauf à se demander comment : et où, et quand je mourrai moi-même. » Rien ne peut détourner cette peur, même pas le courage. « Etre brave, insiste-t-il, ne sauve personne de la tombe. »
Selon A.N. Wilson, c’est le seul poème « contemporain de langue anglaise, d’une grandeur indiscutable ». Et pourtant, on pourrait argumenter qu’un autre poème de Larkin, « Church going » (aller à la messe), montre que toute sa génération ne pouvait pas demeurer face à cette vision sinistre, qu’au-delà de ce temps, ce lieu et cette mentalité, le sentiment de quelque chose demeurait.
« Church going » raconte l’abandon des églises en Grande Bretagne, mais se termine par :
C’est une maison sérieuse sur une terre sérieuse
Dans l’air ambiant de laquelle toutes nos compulsions se rencontrent,
Sont reconnues et déguisées en destins.
Et cela ne peut jamais être obsolète
Puisque l’on trouvera toujours en soi
Une soif d’être plus sérieux,
Et il s’établira avec cette soif sur ce sol,
Qui, il l’a entendu dire autrefois, était destiné à lui permettre de grandir en sagesse,
Ne serait-ce que parce que tant de morts gisaient autour.
Qui peut ne pas être d’accord ? Ce qui lui laisse la nécessité de recommander son âme et les âmes semblables à la sienne à Dieu, à Celui qui a eu aussi peur de la mort, puis l’a vaincue sur la croix.
20 Mai 2017
Source : There’s always rain on Larkin Lane
Photo : Philip Arthur Larkin, 1979 [Jane Brown / Topfoto]