Vendredi dernier, le 16 juin, était « Bloomsday », le jour où Léopold Bloom, le héros du livre de James Joyce, Ulysse, erre à travers Dublin, affrontant des aventures qui rappellent en gros celles de l’Odyssée d’Homère. Ce roman a attiré au fil des années tant d’adeptes que, dans plusieurs pays, des groupes se réunissent à l’occasion de séances-marathon de lectures publiques des plus de 500 pages qu’il compte. J’ai été moi aussi un fan. Mais mon enthousiasme a évolué plusieurs fois avec le temps. Et cette évolution n’est pas encore terminée.
Stephen Dedalus, le deuxième personnage central d’Ulysse et de Portrait de l’artiste en jeune homme (autre ouvrage de James Joyce), adopte les trois stratégies mentionnées dans le titre de cet article pour surmonter le contexte peu agréable (pour lui) de l’Irlande au début du XXe siècle. Selon ses propres termes : « Quand l’âme d’un homme naît dans ce pays, elle est aussitôt prise dans des filets et ne peut voler librement. Vous me parlez de nationalité, de langue, de religion. Je cherche à me dégager de ces filets ».
Certes, un mauvais environnement social peut nous prendre au piège, comme nous ne le savons que trop bien en Amérique, en cet an de grâce 2017. Mais les efforts déployés à l’époque pour échapper à ce piège – non seulement par Joyce, mais par Freud, Marx, les surréalistes, les postmodernes et bien d’autres – ne prévoyaient pas ce qui s’est passé quand les grandes structures humaines se sont écroulées et que l’être isolé s’est retrouvé nu dans le vide qui en a résulté. On bien loin d’un libre envol. Dans le cas de Joyce, le fait est que son dernier grand œuvre, Finnegan’s Wake, une monstruosité encore plus longue et bourrée de plaisanteries égocentriques et de formules opaques, demeure à ce jour, en dépit d’efforts éclairés pour le sauver, le texte le plus illisible jamais écrit par un grand auteur dans toute l’histoire de la littérature.
Un siècle plus tard, nous n’avons plus à imaginer les résultats de la fracture des relations humaines naturelles parce que nous constatons le naufrage tout autour de nous. Si vous ne pouvez pas comprendre pourquoi les gens sont si désireux de dépasser les divisions de race, de classe et de sexe, posez-vous la question suivante : si vous rompez avec votre famille, votre communauté, votre foi, à quoi vous raccrochez-vous pour savoir qui vous êtes ?
Ces marqueurs « identitaires » sont, bien sûr, de mauvais succédanés des véritables relations, et rendent les gens (à la recherche en réalité d’autre chose) encore plus désaxés. Si bien qu’il s’ensuit une chasse de plus en plus intensifiée à de « micro-agressions » de plus en plus impalpables et à d’autres blessures imaginaires.
Entre-temps, les chrétiens traditionnels et les gens de même nature sont quotidiennement victimes de « macro-agressions » sans que des membres quelconques de la culture dominante s’en soucient tant soit peu.
Et pourtant, alors qu’un livre nous parle, parmi d’autres, de « l’option saint Benoît » pour lutter contre ce qui semble propager le chaos, les armes de Dedalus – le silence, l’exil, la ruse – bien comprises, peuvent être de quelque secours.
Le silence, par exemple, comme nous l’a récemment rappelé le cardinal Sarah, peut nous amener à une plus étroite relation avec Dieu et, par Lui, avec les êtres et les choses qui nous entourent. Parvenir à ce type de silence (pas la tour d’ivoire des intellectuels) est plus difficile qu’on ne pense. Se couper des bruits et des voix gênants, et se concentrer sur les données essentielles qui nous viennent de Dieu et de la nature demandent des efforts et une pratique régulière.
J’ai parlé de la nature, de la Création, parce que les premiers chrétiens l’appelaient souvent « le second livre de la révélation » de Dieu. L’une des raisons pour lesquelles nous ne respectons pas réellement la nature (et la nature humaine) est que nous ne croyons pas qu’elles sont liées à la réalité ultime.
De nombreux spécialistes de l’environnement s’occupent de la nature comme si celle-ci était une fin en soi. C’est faux. Parce que nous les êtres humains sommes à la fois dans et au-delà de la nature, celle-ci ne peut jamais être une réponse définitive pour nous.
(L’encyclique du pape François, Laudato Si’ accepte dans leur ensemble les politiques que ces environnementalistes proposent ; et ces passages passeront ou résisteront à mesure que le temps démontrera leur vérité ou leur fausseté. Mais les principes spirituels (dans les chapitres II, III et IV) donnent à réfléchir).
Il est important de comprendre la nature d’un silence salutaire. Nous parlons beaucoup de notre incapacité à protester tandis que la culture dominante détruit les principes permanents. Mais peut-être ne sommes-nous pas écoutés parce que nous n’avons pas en nous le véritable silence intérieur qui nous permettrait de nous exprimer au milieu de ce tohu-bohu. Si nous n’avons pas en nous ce recueillement, cette compréhension de Dieu, de la Création et de notre relation à ces principes, tandis que tout tourbillonne autour de nous, qui parlera pour nous ?
L’exil est plus compliqué. Joyce s’est exilé pendant toute sa vie adulte sur le continent. Mais les « filets » qu’il fuyait continuèrent à l’enserrer – toute sa production littéraire est axée sur l’Irlande. Et d’une étrange manière, sur l’Eglise. Et comment aurait-il pu en être autrement ? Il est stupide d’essayer d’échapper totalement à notre être, à nos origines, aux relations que la divine Providence a choisies pour nous. Et impossible. Joyce terminant sa vie dans un solipsisme étroit ressemble beaucoup à ce que Dante présente comme l’inintelligibilité de certains des démons dans les cercles les plus profonds de l’Enfer, éloignés de Dieu et des autres, et par conséquent incapables de communiquer.
C’est clair : nous devons nous distancier de nombreuses choses qui nous entourent, nous et nos familles. L’ouvrage de Rod Dreher, The Benedict Option, [L’option de saint Benoît] formule plusieurs recommandations spécifiques. Mais sa principale qualité est de décrire les problèmes. Les solutions devront pour la plupart être personnelles et particulières.
Nous pouvons, dans la mesure du possible, nous associer en divers groupes et nous défendre des tyrannies que l’Etat moderne nous impose et imposera aux croyants traditionnels. Mais bien plus nombreux seront ceux qui devront se résigner à un exil partial et créateur d’une manière que même la fertile imagination de Joyce n’a pu concevoir.
La ruse est peut-être la clé de toute l’histoire. Il est impossible de préciser à l’avance quel type de distance ou d’engagement nous allons devoir envisager et quelles positions adopter. Mais il est certain que cela demandera des degrés de ruse que les chrétiens n’ont pas pratiqués depuis l’antiquité, quand Jésus Lui-même, vivant parmi nous, nous a averti qu’il nous envoyait comme des brebis au milieu des loups, et que l’innocence et la douceur des colombes n’était qu’une partie de ce qu’Il attend de nous. [Saint Matthieu, 10, 16]
Lundi 19 juin 2017
Photographie: James Joyce par Patrick Tuohy, 1924 (James Joyce Centre, Dublin)
Source : https://www.thecatholicthing.org/2017/06/19/silence-exile-cunning/
Robert Royal est le rédacteur en chef de The Catholic Thing et le président du Faith&Reason Institute de Washington (D.C.). Son dernier ouvrage est : A deeper Vision : The Catholic Intellectual Tradition in the Twentieth Century.