A partir de mes petites observations sur l’histoire, je constate que la plupart des guerres ne commencent pas assez tôt et c’est pourquoi elles durent trop longtemps. Si les « alliés » (quels qu’ils soient – en fonction de la guerre qui passionne le plus le lecteur) avaient su mieux anticiper et frapper plus tôt, ils auraient pu tout régler très vite. Au contraire, ils ont lambiné (la paresse est un péché mortel), laissant à l’ennemi plus de temps pour se préparer et donnant donc l’avantage aux méchants.
Je ne pense pas ici seulement aux grands conflits « étrangers » ou internationaux, mais aux guerres civiles et intestines. Et pas seulement aux luttes armées, mais aussi aux affrontements politiques précédant l’usage de la force.
Indépendamment de l’affiliation politique, dès qu’ils avaient compris que les méchants se préparaient au combat, « les bons » auraient dû se montrer à la hauteur. Je renvoie ici aux désordres qui ont perturbé les sociétés américaine et européenne dès les années 1960 et plus précisément à la première apparition d’une « politique des identités » très définie.
A mon avis, on ne doit pas permettre la formation de ce type de politique. Dans un pays vraiment civilisé, « le peuple » n’est pas divisé en classes favorisées ou défavorisées sur les plans racial ou ethnique.
Mais je dois vous fournir des explications sur un phénomène qu’un étranger voit peut-être mieux qu’un autochtone dans un pays comme les Etats-Unis. Il s’agit de cette vieille histoire d’esclavage et je souhaite souligner un point qui ressort avec évidence dans une perspective historique plus vaste.
Dans un sens, les Etats-Unis ont joué de malchance. Votre pays a importé moins d’un demi-million d’esclaves sur un total de plus de douze millions expédiés dans le Nouveau Monde. (Plus d’un million moururent pendant la traversée). Il en arriva davantage en Jamaïque ou à Cuba et encore bien plus au Brésil. Ces pauvres gens étaient surtout en provenance d’Afrique occidentale et faisaient donc partie des ethnies les plus foncées parmi les nombreuses races que compte l’Afrique sub-saharienne. (L’Afrique est encore le continent où les races sont le plus diversifiées).
Le contraste accentué dans les plantations de coton du Sud entre eux et les esclavagistes de pure race blanche (descendants d’Européens du Nord) fit de la couleur de la peau une question tenace. Des générations plus tard, la différence entre ceux qui descendaient d’esclaves et les autres était toujours évidente, avec tous les ressentiments et aigreurs que cela comporte.
Dans l’histoire générale de l’esclavage, la question de la couleur ne pouvait pas se poser avec la même acuité. Pensez, par exemple, aux cinq millions et quelque d’Européens (presque tous du Sud) capturés par les marchands d’esclaves arabes pendant les siècles de la montée de l’islam. Leurs descendants sont aujourd’hui pour la plupart des musulmans assimilés. On ne peut les distinguer dans les rues de Tunis, Alger, Le Caire ou Bagdad. Le contraste ne persiste qu’en Arabie, par suite du trafic d’esclaves dans des régions plus orientales de l’Afrique. Ou bien au Maghreb où des esclaves d’Afrique occidentale ont été importés des régions subsahariennes, mais proportionnellement en plus petit nombre.
Le racisme, peut-on dire, est purement une question d’optique. Un chrétien apprend (ou devrait apprendre) à accepter une forme d’égalité qui découle de la sainteté de toute vie humaine. Du point de vue chrétien, aucun être humain n’est, depuis sa conception, dépourvu de signification pour Dieu. C’est pourquoi toutes les formes d’eugénisme sont absolument révoltantes.
Mais les humains sont des pécheurs. Ils succombent à la tentation et peuvent être terriblement superficiels. Les Américains ont toujours été et sont encore tentés (du Ku Klux Klan jusqu’au mouvement Black Lives Matter) de postuler des différences existentielles qu’en tant que chrétiens ils n’auraient jamais dû envisager. Même quand ce mal est ouvertement réfuté, il reste enfoui sous la surface à moins d’être purgé, affronté et éradiqué.
Le conflit racial qu’a engendré l’esclavage est souvent considéré comme le « péché originel » de la société américaine. Ainsi que je viens de le suggérer, il est moins « originel » que les observateurs européens le supposent. Par contre, je pense qu’il est plus généralisé.
On nous dit souvent que l’Amérique est une terre « d’immigrants ». C’est une affirmation fausse et dangereuse. Indépendamment de la race, de la couleur ou de la croyance, l’écrasante majorité des habitants sont nés dans ce pays de parents qui y sont nés eux aussi. Ce ne sont pas des immigrants ou bien, si nous remontons plus loin dans le temps, tous les habitants du monde sont des immigrants issus de nos lointains ancêtres nomades, dans le cadre d’une longue histoire universelle faite de conquêtes davantage tribales que nationales.
Et le « melting-pot » n’est pas non plus une exception américaine. L’assimilation des immigrants et des réfugiés est une constante de l’histoire mondiale. Les Anglais, par exemple, qui peuvent sembler homogènes sur le plan racial, sont passés par des siècles de croisements entre races dont la mémoire se perd dans la nuit des temps. Si les anciens Romains revenaient, ils ne reconnaîtraient pas les habitants considérés comme autochtones de la province britannique qu’ils avaient cru pouvoir gouverner pour toujours. Parce que pour eux la culture comptait davantage que la race.
Ce que je trouve le plus décourageant de ce côté de l’Atlantique, ce n’est pas seulement la survie du concept de race, ou sa subtile transposition grâce au triomphe de la culture populaire américaine. Non, c’est plutôt la transformation de cet héritage racial en une nouvelle et pernicieuse idéologie : ce qu’on appelle le « multiculturalisme » ou la « politique des identités culturelles ».
On aurait dû voir arriver ce phénomène, mais ce ne fut pas le cas parce que les humains ne sont guère capables d’anticiper des mutations de ce genre. A posteriori, on peut dire que c’était l’inévitable résultat des « réformes » de la Grande Société de Lyndon Johnson des années 1960, quand les métastases de l’Etat providence sont allées jusqu’à englober la notion de « droits des groupes ou droits collectifs ». Ce qui était au départ un effort louable visant à aider les descendants des victimes de discrimination raciale s’est transformé en un labyrinthe de questions et réactions tribales.
Et ce n’est pas une coïncidence, à mon avis, si cette nouvelle idéologie monstrueuse s’est trouvée aller à l’encontre des concepts chrétiens qui avaient auparavant soudé les composants (noirs et blancs) de l’Amérique. Nous voyons à présent exactement le contraire des idées défendues par ce remarquable chrétien, Martin Luther King junior, élevé désormais au rang de principe dans l’un des grands partis politiques du pays et promu par sa « base » sous les formes les plus nocives.
A l’étranger et même dans de nombreux endroits du pays, on a l’impression que les Etats-Unis vont s’abîmer dans une nouvelle guerre civile destructrice (avec, fait bizarre, Trump dans le rôle de Lincoln). Mais la bataille aurait dû s’engager dès la détection des miasmes de la politique des identités.
3 février 2017
Source : https://www.thecatholicthing.org/2017/02/03/on-race-identity-politics/
Photographie : Veteran in a New Field [Vétéran dans un nouveau « champ »] par Winslow Homer, 1865 [Metropolitan Museum, New York]
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David Warren est un ancien rédacteur du Idler Magazine et un chroniqueur de l’Ottawa Citizen. C’est un spécialiste du Proche-Orient et de l’Extrême-Orient.