« Quand Beowulf part tuer le dragon qui a dévasté la campagne, ai-je dit l’autre jour à mes étudiants de première année, tous ses preux jurent qu’ils l’assisteront dans son combat. Mais au moment crucial, ils ont disparu. Seul l’un d’eux, Wiglaf, demeure loyal et aide Beowulf, qui a déjà été blessé, mortellement à tuer le dragon….» Sans aller jusqu’à affirmer que Beowulf est une figure christique, ce qui serait faux, j’ai continué : « on peut dire sans hésiter que le poète veut nous faire penser au Christ sur le Calvaire ».
Jusque-là, pas de problème. Tous savent que le Christ a été crucifié. Mais j’ai ensuite demandé à l’improviste : « Lequel des apôtres a été assez loyal pour rester auprès de Jésus quand ils l’ont cloué sur la croix ? ». Et la seule réponse a été un silence embarrassé. J’ai tenté de les mettre sur la voie. « Il figure sur presque toutes les représentations artistiques de la crucifixion. En général sous les traits d’un jeune homme imberbe, parce que, selon la tradition, c’était le plus jeune des apôtres ». Pas de réponse. « Jésus en croix s’adresse à lui ». Cinq noms ont fusé au hasard.
« Pierre ? »
« Judas ? »
« Simon ? »
« Thomas ? »
« Paul ? »
Des hypothèses plus révélatrices et plus décourageantes que le silence.
Seize jeunes étudiants, catholiques pour la plupart ; et pas un seul pour se souvenir de l’appel lancé par le Christ : « Femme, voici ton fils ».
Je pense que, s’ils s’étaient trouvés devant le tableau de la crucifixion dans le sanctuaire de l’église de mon enfance, Saint-Thomas d’Aquin à Archbald (Pennsylvanie), ils n’auraient pas été capables de le déchiffrer. C’est vraiment très étrange quand vous réfléchissez un peu aux fondements de l’art religieux, pour commencer.
Car un artiste ne peint, ne sculpte ou ne représente dans un vitrail une scène des Ecritures que s’il est sûr que ses frères chrétiens la reconnaîtront. L’artiste fait partie d’une histoire commune du monde et son art communique aux fidèles une expérience partagée d’un moment ou d’un incident de cette histoire.
Le Retour de l’enfant prodigue de Rembrandt n’a guère de sens pour nous si nous ignorons la parabole ; nous ne comprenons pas pourquoi le jeune homme est à genoux et pourquoi ses chaussures sont en lambeaux ni pourquoi les spectateurs portent des vêtements si somptueux.
Nous avons affaire ici à une inversion totale à de nombreux égards. Les analphabètes du Moyen Âge, époque où les livres étaient rares et chers et où il n’y avait aucune raison pour qu’un fermier ou un meunier apprenne à lire, baignaient dans ces récits ; les tableaux et les vitraux leur fournissaient une illustration de la foi et une instruction religieuse.
Cette illustration et cette instruction comprenaient aussi les très nombreuses prières et hymnes que les fidèles entendaient et connaissaient par cœur. Quand l’invention de l’imprimerie rendit les livres plus abordables, donnant aux gens ordinaires une raison pratique d’apprendre à lire, tous les psaumes dans leur intégralité, le propre et l’ordinaire de la messe et l’office du jour, d’innombrables prières et hymnes, ainsi que les vies des saints furent à la portée de chacun.
Tout cela c’est du passé. Nos jeunes savent « plus ou moins » lire et nos écoles ont presque toutes abandonné la poésie en général et la littérature anglaise datant d’avant-hier.
S’agissant des récits des Ecritures et de la foi, elles sont un peu plus à l’aise que les Indiens païens regardant ébahis les étranges signes du livre de Robe noire qui semblent lui parler 1. Mais elles sont dans une situation bien pire sur des points importants. Les Hurons et les Iroquois avaient hérité de siècles de mythes poétiques qui les aidaient à comprendre le monde ; nos pauvres païens de pacotille n’ont rien de plus que Homer Simpson et Han Solo 2.
Je ne veux nullement insinuer que, quand j’avais leur âge, j’étais mieux armé. Oh, je connaissais à fond les Evangiles et les récits les plus frappants de l’Ancien Testament. Mais excepté cela, j’étais moi aussi un ignare en religion.
J’ai suivi les cours de l’école Saint-Thomas d’Aquin pendant six ans sans rien apprendre sur saint Thomas. J’ai assisté tout le temps à la messe dans cette école sans pouvoir reconnaître saint Ignace et saint François-Xavier sur les vitraux. Sur la porte de la penderie de la sacristie étaient représentés le pélican médiéval et son petit ainsi que les vers de l’hymne eucharistique de Saint Thomas 3, et je n’avais aucune idée du sens de ces figures. Personne ne me l’a jamais expliqué. Le lien qui aurait dû me rattacher à ces histoires avait été rompu.
Je vais vous exposer mon diagnostic sans ménagements. Tous les cours de catéchisme du monde ne peuvent compenser cette perte. Si votre imagination est formée par les médias de masse, si vous fréquentez davantage Mr Spock4 qu’Abraham et Moïse, si vous pouvez chanter les vers de mirliton d’une chanson de Madonna, mais ne pouvez entendre ce que Jésus nous a dit sur les lis des champs, vous êtes semblable à un païen qui a été récemment baptisé, mais n’a encore qu’une vague idée de ce que signifie être chrétien.
Il n’est guère surprenant que les Vikings, récemment évangélisés, aient continué à penser qu’ils pouvaient poursuivre leurs pillages comme à l’accoutumée. Il ne devrait guère nous surprendre donc que les nouveaux païens, à peine évangélisés, pensent qu’ils peuvent tuer les enfants dans le sein de leur mère ou pratiquer joyeusement la sodomie.
Comme l’a dit C.S. Lewis dans L’Abolition de l’homme, en tirant sa sagesse des philosophes et poètes de l’Antiquité, « la tête gouverne les entrailles par l’intermédiaire du cœur », et le cœur est le siège de l’imagination artistique qui nous élève par des récits de prouesses et de sainteté, ou bien nous rabaisse par des histoires prônant l’hédonisme, le cynisme, l’incroyance et la dépravation.
Nous devons évangéliser l’imagination. Jésus instruisait par paraboles. Cela ne devrait-il pas nous inspirer ?
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Source : https://www.thecatholicthing.org/2017/01/30/where-is-the-religious-instruction/
Illustration : Crucifixion avec la Vierge et Saint Jean, de Hendrick ter
Brugghen, 1625 (Metropolitan Museum, New York)
Anthony Esolen est conférencier, traducteur et écrivain. Ses derniers ouvrages sont Reflections on the Christian Life : How Our Story is God’s Story et Ten Ways to Destroy the Imagination of Your Child. Il enseigne à Providence College.
Pour aller plus loin :
- Robe noire est le titre d’un film australo-canadien de 1991 qui raconte l’histoire d’un prêtre (le Père Laforgue) qui tente d’évangéliser des Algonquins (certains se feront baptiser).
- Homer Simpson est le personnage fictif de la série télévisée d’animation Les Simpson. Han Solo est l’un des héros de Star Wars, contrebandier et pilote, interprété dans le premier épisode par Harrison Ford.
- Dans l’une des hymnes attribuées à Saint Thomas d’Aquin, Adoro te devote le Christ est appelé « pie pellicane ».