En una noche oscura, « Par une nuit sombre » [« On a dark night »]. Ainsi commence son plus célèbre poème. Ce qui est décrit et ce que le grand mystique veut évoquer, n’a pas lieu pendant le jour, mais la nuit. Et pas au cours d’une nuit que nous pourrions connaître, mais une nuit du XVIe siècle.
Oui, les hommes ont cessé le travail et sont au repos, ils dorment. Personne n’est occupé. Et il n’y a évidemment pas de lumière venant du soleil. Mais il n’y a pas non plus de lumière venant des hommes. Les quelques chandelles et lampes que les gens pourraient avoir ont été éteintes. Puisque la nuit est noire, nous pouvons présumer que même la lune ne brille pas.
Mais notez la différence entre notre « sombre » [« dark »] et l’espagnol « oscura », littéralement « devenue obscure » [obscured »]. « sombre » [« darkness »] est superficiel, une sorte de couleur, mais « être obscurci » [« being obscured »] est un état profond : le mot espagnol montre bien que le sombre de la nuit vient d’un soleil masqué ou rendu obscur.
Compris spirituellement, ce pourrait être quelqu’un qui surfe frénétiquement, sur son portable, planté devant la télévision, ou s’affaire à ses courses de Noël. La lumière humaine, comme l’a dit le pape Benoît, est souvent une réalité assombrie. Marie est hors de vue ; Dieu est devenu obscur ; et l’âme est dans un état d’extrême privation.
Con ansias, en amores inflamada. – « D’angoisseux amours enflammée ». Certains traducteurs donnent « aspirations » [« yearning »] pour ansias. Mais c’est trop positif. Cela rend les choses aisées. Après tout, le mot est parent de notre « anxiété » [« anxiety »]. Considérez plutôt ce qui est commun à l’anxiété et à l’aspiration : à savoir instabilité, effroi, in-quiétude. « Nos coeurs sont sans repos jusqu’à ce qu’ils reposent en Toi ». Le génie de cette phrase et le génie de celui qui l’écrivit, saint Augustin, est de voir, métaphysiquement, que l’in-quiétude peut être liée à l’amour.
Si vous faites attention, vous voyez que le mot inflamada est féminin, et donc que l’auteur nous demande de considérer une femme, seule dans cette nuit obscure, troublée et pourtant profondément et romantiquement agitée par l’amour. Et, comme c’est une femme, elle aime parce qu’elle a d’abord été aimée. Donc, bien que tout soit sombre, elle peut pourtant voir quelque chose, c’est-à-dire que nous pouvons voir son amant « dans » la réponse de cette femme, l’aimée.
Spirituellement, la femme est l’âme humaine, peut-être l’âme de l’homme accro à son smart-phone, au sommeil léger et qui se réveille à trois heures du matin avec cette terreur trop familière. Pourtant saint Jean de la Croix souhaite lui donner une clé d’interprétation de l’état de son âme. Il peut voir l’action de Dieu dans son propre absence de repos.
¡O dichosa ventura ! – « O l’heureux sort ! » Ce vers peut paraître étrange, une interjection inhabituelle, mais, comme pour nous assurer que le sens a été pesé, l’auteur le répète, à la même place exactement, dans la seconde strophe (comme vous pouvez le voir si vous lisez l’ensemble du poème). Pour goûter la saveur, considérez nos expressions, « Un coup de chance ! », « J’ai la bonne fortune de… ! » « Par un heureux hasard ! » Si vous sourcillez devant ce saint qui ose invoquer la chance, considérez ceci : le principal mot anglais pour désigner ce que nous désirons le plus est « happiness », qui signifie, littéralement, la jouissance du « hap » ou de la chance. (Ce qui arrive [« happens »] est ce qui se produit par hasard).
Vous pouvez appeler cela la grâce, si vous considérez la situation dans son ensemble, de Dieu regardant d’en haut l’homme en bas in-quiet, et répandant ses dons selon Sa Volonté Eternelle. Alors il n’y a là rien de chanceux [« lucky »], aucune trace de hasard [« hap »]. Mais du point de vue de l’homme in-quiet, ce qui vient après semble être le bonheur le plus pur. C’est entièrement en marge de ses propres pouvoirs, idées et limites. Un million d’années ne lui suffirait pas pour trouver cela par lui-même. Spirituellement, l’âme est toujours « surprise par la joie », comme l’a dit un jour un autre grand guide spirituel.
Salí sin ser notada « Je sortis sans être remarquée ». Le bonheur le plus pur est que l’âme peut avancer. Dans la nuit noire, quand tout est mort, elle se lève et s’en va. Mais remarquez qu’aussitôt se présente à elle une tâche : elle n’est pas remarquée et doit vouloir le rester. Vanité, complaisance, reconnaissance, gloire humaine – consolation – elle doit renoncer à tout cela. « Le Père qui voit dans le secret te le revaudra dans le secret ».
Spirituellement, c’est un miracle, égal à celui de la résurrection, si l’homme accro aux media se tourne vers Dieu pour le prier. Mais pour le chrétien, ce n’est pas « si », mais « quand ». Et quand il prie, il a aussitôt du travail devant lui, car dans la prière il vit une vie d’une manière différente qui n’entraîne aucune reconnaissance. Personne ne va vous appeler ni vous « aimer » pour votre prière.
Mais oui, le saint veut que nous considérions la hardiesse et l’aventure d’une femme qui se lève secrètement la nuit pour rencontrer son amant, parce que le mystère par lequel l’âme se lance dans la prière est encore plus grand.
Estando ya mi casa sosegada « ma maison étant désormais en doux repos ».Ce vers également est répété. Aussi cela va avec l’autre vers, et si l’autre vers fait référence à la grâce de Dieu, d’un point de vue humain, ce vers doit renvoyer à la contribution de l’homme, du point de vue de la grâce divine.
L’espagnol « casa » signifie soit l’habitation soit la maisonnée. Spirituellement, dire que l’habitation est en repos est dire que le corps humain ne joue aucun rôle. Dire que la maisonnée est en repos, c’est dire que l’âme humaine elle-même n’est pas l’origine. Les chrétiens et leurs prières sont nés « non du sang, non de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu. » (Jn 1 :13)
A la fin du poème l’âme est « perdue en oubli » (« olvidéme ») et abandonne son souci à la grâce « comme étant oublié parmi les lis » (« dejando mi cuidado entre las azucenas olvidado »).
14 décembre 2016
Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/12/14/on-the-feast-of-st-john-of-the-cross-%E2%80%8E/
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