Toujours les grands saints ont marqué d’un façon indélébile, non seulement l’histoire de l’Église mais celle également de nos nations comme de nos peuples et de nos cultures : cela me paraît particulièrement évident avec saint Jean de la Croix. Mais nos gouvernements pèchent gravement en faisant semblant de penser et de croire que la sainteté et donc les saints ça n’existent pas.
En cette fête du grand espagnol né à Fontiveros le 24 juin 1542 et mort au couvent d’Abeda le 14 décembre 1591, je tiens ici à me souvenir des jours où j’ai été très fervent de la poésie mystique, toute christique, de ses chants que même en nos traductions 1 en français on entend – comme si nous posions une oreille sur son cœur – chanter l’amour reçu de Dieu, l’amour qu’il Lui rendait et dont il vivait.
Il va de soi que m’a ébloui ce que j’ai pu à la fois entendre de son Cantique spirituel, même si je souffre de ma méconnaissance de sa langue, et comprendre ce qui est exprimé en ces strophes à la fois lente et vive 2 : j’ai découvert Jean de la Croix après être revenu d’Algérie tout à la fin de décembre 1962, et il m’a semblé alors qu’il était impossible de vivre la foi chrétienne aussi intensément, avec autant de justesse et de profondeur.
Je n’était pas alors tout à fait ignorant de cette Foi : j’avais tout de même reçu un enseignement sérieux quand j’étais, sur quatre ans, (peut-être cinq ?), interne au petit séminaire de Conflans situé à Charenton, ville alors réputée pour sa prison… Mais il est probable que je n’en avais gardé – précieusement, je tiens à le souligner – que ce que mon intelligence avait réellement saisie de la Vérité mais sans avoir encore compris qu’il m’aurait fallu faire pénétrer au plus profond de moi, non seulement cette « substantifique moelle » chère à Montaigne – ici la Foi –, mais surtout et d’abord ce qui relève de l’amour divin : de ce même amour en somme dont m’avait nourri Germaine Lafon en mon enfance, elle qui m’avait « élevé », au deux sens rigoureux autant que vigoureux du terme.
De saint Jean de la Croix, j’ai tenté alors d’adapter des extraits de son Cantique : c’est qu’en ce temps là j’avais résolu, sans en avoir les moyens…, de publier des poèmes parmi les plus aimés, et d’abord de Rimbaud comme du grand mystique espagnol, en attendant d’être en mesure de concevoir une anthologie des « musiques » de Racine, qui ne vit jamais le jour… Ce fut donc en de ces disques noirs d’un grand diamètre : deux pour Rimbaud, un pour Jean de la Croix. Pour réjouir mon père, j’ajoutais l’enregistrement de son Pater noster et de son Ave Maria. Au delà, l’absence décisive de petite monnaie m’obligea de rendre les armes.
Pour Rimbaud, j’avais osé demander une préface orale à Jean Paulhan : il vint sans hésiter dans un studio d’enregistrement ; pour Saint Jean de la Croix une introduction, sonore elle aussi, à Gabriel Marcel : préface utile…
Je fis alors quelque chose de très imprudent : je voulus, pour cette édition, l’orgueil se fourre partout, inscrire dans la grande enveloppe du disque, des citations adaptées par moi, dont celle-ci : « Pour toute la beauté / Jamais ne me perdrai : / Mais pour seul un je ne sais quoi / Que l’on n’atteint que d’aventure »….
Cependant je veux les inscrire dans ce Journal en indiquant la liste des titres : « Cantiques de l’âme où elle chante l’heureuse aventure qu’elle a eu à passer par l’obscure Nuit de la Foi, en Nudité et Purgation, à l’union de son Bien Aimé » – « À l’ombre d’une nuit obscure » – « Cantique entre l’âme et Jésus-Christ son époux » – « Où vous cachez-vous cher amant » ; – « Hélas qui pourra me guérir… » – « J’ay en mon Bien Aimé les monts… » – Des émeraudes et des fleurs… » – « L’Épouse est entrée au jardin… » – « Sus, allons Ami, pour nous voir… » – Cantiques que chante l’âme en intime union avec Dieu » – Ô vive flamme, ô sainte ardeur… ».
Voici donc ce que je parvins à faire… fort peu !
« Je ne vis plus en moi :
Comment vivre sans Dieu ?
Et si je reste absent
De Lui comme de moi
Que sera ce long vivre :
Mille morts j’en aurai,
Puisque j’attends la vie
En me mourant de ne pas mourir
***
» Je vis la vie sans vie.
Elle est l’exil de l’être.
Une tenace mort,
Tant que sans Toi je vis.
Entends, mon Dieu, mon cri
Qui renie cette vie,
Car ma mort est de ne pas mourir.
***
» Dans cet éloignement
De Toi, quelle vie vivre,
Quelle pire mort souffrir
Comme jamais encore ?
J’ai pitié de moi-même
Qui dure en telle sorte
Que ma mort est de ne pas mourir.
***
» Est pourtant consolé
Le poisson hors de l’eau
Car de son agonie
La mort enfin le tire.
Est-il égale mort
À ma cruelle vie ?
Longue ma vie, dure est ma mort.
***
» Je cherche après un réconfort :
Te voir dans le Sacrement.
Et me voici plus accablé
De ne pouvoir jouir de Toi :
De ne Te voir comme je veux
Fait que s’élève ma souffrance,
Car ma mort est de ne pas mourir.
***
» Si toute ma liesse, Seigneur,
Est l’Espérance de Te voir,
La douleur se redouble en moi
À la vue que je puis Te perdre.
Ma vie dans cette grande crainte
Est l’attente de mon attente,
Où je meurs de ne pas mourir. »
***
Fais-moi sortir de cette mort
Mon Dieu, et me donne la vie,
Me délivrant de la prison
Où me tient un lien si tenace.
Regarde l’ardeur qui me prend
De Te voir, quand mon mal entier
Est que meurs de ne pas mourir.
***
Il me faudra pleurer ma mort
Désormais, déplorer ma vie
Si longuement qu’elle demeure
À moi fixé par mes péchés.
Ô Dieu, quand se verra le jour
Où ma bouche dira le vrai :
Que ma vie enfin est de ne pas mourir. »
Pour aller plus loin :
- Au XVIIe siècle, un Carme du couvent de Paris, le père Cyprien, donna une traduction magnifique des œuvres de Juan de la Cruz : on fit du Cantique une édition bibliophilique, elle aussi superbe, en 1910, dont Jean Paulhan me fit cadeau… C’est à partir de ce cadeau que je pus faire l’édition sonore du Cantique : mais hélas Gabriel Marcel, à qui j’avais prêté l’ouvrage pour qu’il puisse concevoir son « introduction », réussit à perdre de vue dans son üm constitué d’innombrable livres entassés, en vrac, dans son bureau jusqu’au haut de son plafond, l’exemplaire bibliophilique publié en 1910.
- Je le répète, ce fut pour moi une découverte de grande importance que de lire pour la première fois la très belle traduction du XVIIe siècle de ce Cantique dont la beauté et la profondeur m’ont sur le champ ébloui.