La conception de la moralité actuellement la plus répandue, surtout chez les jeunes, mais certes pas uniquement, est une « doctrine » qu’on peut qualifier de « libéralisme moral ». Elle repose sur deux principes :
1) celui de la liberté individuelle, selon lequel tout comportement est moralement recevable, pourvu qu’il ne nuise pas à ceux qui ne l’acceptent pas ; et
2) celui de la tolérance, selon lequel nous sommes obligés de tolérer le comportement des autres, pourvu qu’il ne nuise pas à ceux qui ne l’acceptent pas.
Cette « doctrine » est utilisée depuis un demi-siècle pour justifier de nombreuses formes de conduite qui étaient autrefois considérées comme immorales : par exemple, les relations sexuelles avant le mariage, le concubinage, la procréation hors mariage, l’avortement, l’homosexualité, le mariage de personnes du même sexe et l’euthanasie.
Evidemment, certains types de conduite semblent condamnables même du point de vue du libéralisme moral, comme l’avortement qui cause beaucoup de mal – rien moins qu’un mal mortel – à un autre être non consentant, le fœtus. Mais les partisans de l’avortement contournent cette difficulté en refusant tout simplement de reconnaître que le foetus est un être humain. Ce déni repose, bien sûr, soit sur l’ignorance soit sur la malhonnêteté, mais a fait l’affaire : il a été psychologiquement acceptable pour les nombreux millions de personnes à la moralité laxiste qui approuvent l’avortement.
L’adoption généralisée du libéralisme moral au cours du dernier demi-siècle a entraîné le rejet d’une théorie antérieure de la moralité, à savoir la doctrine chrétienne qui condamnait les relations sexuelles avant le mariage, l’avortement, l’homosexualité etc ; et le rejet de cette doctrine chrétienne désuète de la moralité a entraîné le rejet du christianisme lui-même.
Bien sûr, de nombreux fidèles, tant protestants que catholiques, qui ont adopté la doctrine du libéralisme moral, se considèrent toujours comme chrétiens, mais leur christianisme est abâtardi. C’est un « christianisme » qui a rejeté une grande partie de son contenu chrétien traditionnel, qu’il s’agisse du dogme ou de la morale. C’est le genre de christianisme que l’on qualifie souvent de libéral ou progressiste, une sorte d’étape à mi-parcours sur la route menant du christianisme classique à l’athéisme pur et simple.
Sur le plan de la moralité, cette version abâtardie du christianisme s’efforce de fusionner (de façon incohérente et plutôt comique) le libéralisme moral et l’éthique de Jésus. En ramenant son éthique à un seul précepte, celui de l’amour du prochain. Jésus a très certainement prêché une morale de l’amour du prochain, mais, ce faisant, il ne souhaitait nullement tronquer ou abolir les règles morales traditionnelles concernant, par exemple, la sexualité.
Cependant, les chrétiens progressistes soutiennent que Jésus qui, selon eux, était un grand homme, ne pouvait pas évaluer toutes les implications de son précepte de l’amour du prochain. Comment aurait-il pu y parvenir, puisqu’il a vécu tant de siècles avant l’avènement des sciences et technologies modernes ? Pauvre Jésus qui ne possédait même pas un smartphone. Mais nous, chrétiens modernes, grâce à de nombreux siècles d’expérience et à la vaste intelligence que nous avons acquises du fait de cette modernité, comprenons enfin à présent que l’amour du prochain signifie que nous devons tolérer et même appuyer des pratiques comme la fornication, le concubinage, l’avortement, la sodomie, le mariage homosexuel et le suicide des personnes en phase terminale.
Pour ma part, je crains que, après avoir détruit le christianisme en Amérique (bien que, je le concède, il subsiste encore quelques bastions encourageants chez les évangéliques et les catholiques conservateurs), le libéralisme moral ne détruise tôt ou tard l’Amérique elle-même. Pensez un peu à certains types de comportement qui deviendront moralement tolérables si nous acceptons le libéralisme moral :
1) Les relations polygames, à condition qu’elles concernent des adultes consentants.
2) L’adultère, à condition que le conjoint « innocent » donne son accord, explicite ou implicite ; ou, si celui-ci n’a pas donné son accord, à condition que l’adultère soit dissimulé de manière à ce que ce conjoint n’en souffre pas.
3) L’inceste, à condition que les partenaires soient des adultes consentants et que des précautions soient prises pour éviter une grossesse.
4) Le viol aggravé, à condition que la personne théoriquement mineure soit dotée d’une maturité psychologique beaucoup plus développée que la moyenne des gens de son âge, c’est-à-dire assez mûre pour donner un véritable consentement.
5) La zoophilie, à condition que l’animal ne souffre pas.
6) Le suicide, à condition que son auteur soit parfaitement lucide.
7) Les duels jusqu’à la mort, à condition qu’ils opposent des adultes consentants.
8) Les combats jusqu’à la mort des gladiateurs modernes, à condition que ceux-ci soient des adultes consentants.
9) Les sacrifices humains religieux, pourvu que la victime sacrificielle soit un adulte consentant.
Je ne veux pas dire que le libéralisme moral conduira réellement à ces types de comportement. Par exemple, je ne crois pas que la zoophilie se répandra. Mais j’imagine qu’au cours des prochaines décennies on assistera à un développement considérable de l’adultère. De même qu’aujourd’hui, les jeunes s’attendent en règle générale à ce que leur conjoint ait eu auparavant un certain nombre de partenaires sexuels (plus personne ne prend au sérieux la virginité avant le mariage), de même, à l’avenir, les conjoints s’attendront à ce que leurs époux ou épouses aient des relations adultères occasionnelles. Je pense qu’il y aura aussi une augmentation importante des relations polygames et de l’inceste. Et je ne serais pas surpris si les duels jusqu’à la mort devenaient un sport et un spectacle relativement populaires.
Mais mon but ici n’est pas de prédire ce qui arrivera. Mon but est de souligner trois points :
1) que ces évolutions peuvent se produire et devraient logiquement se produire dans une société qui a adopté le libéralisme moral ;
2) que le libéralisme moral est une doctrine morale absurde, étant donné que ces conséquences en découlent logiquement ; et 3) qu’une société qui adopte une doctrine morale absurde finira par s’autodétruire, si elle ne renonce pas au plus vite à cette doctrine.
Vendredi 7 octobre 2016
Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/10/07/will-our-theory-of-morality-destroy-us/
Photographie : Le Prince de l’enfer, détail du « Jardin des délices » de Jérôme Bosch, vers 1500 [Museo del Prado, Madrid]
David Carlin est professeur de sociologie et de philosophie au Community College de Rhode Island et auteur de l’ouvrage Decline&Fall of the Catholic Church in America.
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