Les violonistes, les Samaritains et l'amour - France Catholique
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Les violonistes, les Samaritains et l’amour

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L’argument le plus connu de la philosophie contemporaine pour défendre le droit à l’avortement est peut-être celui présenté par Judith Jarvis Thomson, publié en 1971 dans le journal Philosophy & Public Affairs (Philosophie et affaires publiques). Thomson prétend que même si l’enfant à naître est une personne, il n’en résulte pas que l’avortement soit moralement injuste.

Quasiment tout le monde croit que la moralité ou l’immoralité de l’avortement réside dans la nature de l’enfant à naître – est-il ou non un sujet moral.

L’argumentaire de Thomson est significatif parce qu’elle nie que ce postulat soit évidemment vrai.

Thomson présente plusieurs illustrations pour soutenir sa thèse, la plus fameuse étant celle du « violoniste inconscient ». Imaginez que la Société des Amateurs de Musique fasse des recherches dans les archives médicales mondiales et découvre que vous êtes l’unique personne à posséder le type sanguin qui permettrait de sauver la vie d’un violoniste de classe internationale souffrant d’une maladie de rein mortelle. La Société vous enlève, vous endort et vous branche sur le violoniste afin qu’il puisse utiliser vos reins.

Quand vous vous réveillez et prenez conscience de votre situation délicate, le médecin de garde vous explique que vous avez seulement à rester branché sur le violoniste durant neuf mois, après quoi le violoniste pourra sans danger être débranché et retourner à une vie normale. Cependant, il mourra si vous vous débranchez d’avec lui avant le terme de ces neuf mois. Avez-vous le droit de vous débrancher d’avec le violoniste ?

Thomson répond que oui parce que personne, pas même une personne à l’état fœtal n’a le droit d’utiliser le corps d’une autre personne contre sa volonté.

Donc, bien que les violonistes soient des personnes et aient droit à la vie, il n’en résulte pas qu’on puisse être forcé par l’Etat à user de ses propres organes corporels pour garder en vie le violoniste. L’analogie devrait être transparente : tout comme il est moralement injuste que le gouvernement exige que vous restiez branché neuf mois avec le violoniste, bien que le violoniste soit une personne, il est moralement injuste qu’il exige qu’une femme enceinte le reste jusqu’à la naissance du bébé, même si le fœtus est une personne.

Bien que cet argument ait été critiqué par beaucoup (par exemple : John Finnis, Christopher Kaczor, Patrick Lee, Keith Pavlischek, David B. Hershenov, Mary Anne Warren et votre serviteur) et défendu par quelques-uns (par exemple : David Boonin, Eileen McDonagh, Michael Watkins), il y a un aspect du plaidoyer de Thomson qui, à ma connaissance, n’a pas été évalué dans le détail : son assujettissement à la parabole biblique du Bon Samaritain.

Elle nous demande de distinguer entre un Samaritain du Minimum Correct et un Bon Samaritain. Selon Thomson, ce dernier est quelqu’un qui agit bien au-delà de ce qu’exige son devoir moral, alors que le premier fait le minimum pour venir en aide à son prochain. Si vous êtes un Samaritain du Minimum Correct, vous appelez la police si vous voyez ou entendez qu’un innocent est attaqué, alors que si vous êtes un Bon Samaritain, vous vous interposez en vue de faire cesser l’attaque. Selon Thomson, l’Etat n’a pas à exiger de ses citoyens qu’ils soient des Bons Samaritains, ni même des Samaritains du Minimum Correct.

Mais si vous examinez soigneusement le contexte dans lequel Jésus prononce cette parabole (Luc 10:25-37) vous réalisez rapidement que Thomson n’a pas compris ce que veut dire Notre Seigneur. Jésus raconte cette parabole au cours d’un dialogue avec un docteur de la Loi qui Lui demande ce qu’il doit faire pour obtenir la vie éternelle. Jésus répond en lui posant deux questions : « qu’est-il écrit dans la Loi ? Qu’y lis-tu ? » Le docteur de la Loi répond : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force, de tout ton esprit ; et tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

Jésus ayant dit au docteur de la Loi que sa réponse était juste, Luc nous raconte que le docteur de la Loi « voulant se justifier » demande à Jésus : « et qui est mon prochain ? » Apparemment, le docteur de la Loi voulait que Jésus le déclare « du Minimum Correct ». Mais Jésus, comme il était enclin à le faire, élargit les frontières morales de sa sagesse culturelle conformiste : il répond à la dernière requête du docteur de la Loi par la parabole du Bon Samaritain.

Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho. Il tomba aux mains de voleurs qui le dépouillèrent, le rouèrent de coups et partirent, le laissant à moitié mort. Par hasard, un prêtre descendait la route, et quand il le vit, il passa outre. De même un Lévite, quand il arriva à cet endroit, le vit et passa outre. Mais un Samaritain en voyage arriva près de lui et, quand il le vit, fut ému de pitié. Il s’approcha et pansa ses blessures, y versant de l’huile et du vin. Puis il le mit sur sa propre monture, l’amena dans une auberge et prit soin de lui. Le lendemain, il sortit deux deniers de sa bourse et les donna à l’aubergiste en lui disant : « prends soin de lui ; et quand je reviendrai, je te rembourserai ce que tu auras dépensé en plus. » (Luc 10:30-35)

Il devrait être évident que l’objectif de la parabole est de rejeter ce que Thomson comme l’interlocuteur de Jésus cherchent à accomplir : échafauder de charmantes et méticuleuses distinctions en vue de justifier le refus d’aimer ceux que nous percevons comme des intrus gênants dans nos vies par ailleurs bien tranquilles.

Donc, il ne devrait pas nous surprendre que le mot « amour » n’apparaisse jamais dans le fameux article de Thomson, alors même que, comme nous l’avons vu, Jésus raconte l’histoire du Bon Samaritain pour une seule raison : expliquer ce que cela signifie aimer son prochain.

Pour ceux d’entre nous qui sont chrétiens, nous ne devrions jamais adopter une philosophie morale qui n’a pas de place pour l’amour. Comme le cardinal Sean O’Malley l’a un jour exprimé : « nous devons bâtir une civilisation de l’amour ou il n’y aura plus de civilisation du tout. »

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Francis J. Beckwith est professeur de philosophie et d’étude des relations Eglise-Etat à l’université Baylor.

Illustration : « Le Bon Samaritain » par Aimé-Nicolas Morot, en 1880 (Petit Palais, Paris)

source : https://www.thecatholicthing.org/2016/07/21/violinists-samaritans-and-love/