Parfois, je fais sursauter des étudiants en affirmant que les deux plus grands théologiens de la tradition chrétienne occidentale sont Dante Aligheri et Jean Sébastien Bach.
Je n’ai certainement pas l’intention de manquer de respect à Augustin ou d’Aquin, ou Barth ou von Balthasar ni aux autres qui suivent par ordre alphabétique. Mais pour ce qui est de marier intimement la profondeur théologique et l’affectivité sublime, Dante et Bach n’ont pas leur pareil. Seul Augustin s’en approche peut-être. Chacun d’eux a créé un monde dont l’exploration, jamais achevée, apporte toujours davantage.
Récemment, j’ai regardé un DVD d’une remarquable exécution de la Passion selon Saint Matthieu, de Bach. Il a été enregistré à Berlin, par l’orchestre philharmonique de Berlin dirigé par Sir Simon Rattle. Les solistes sont exceptionnels, le choeur superbe. Mark Padmore dans le rôle de l’évangéliste est absolument exaltant. Rien que cela méritait l’acquisition. Mais ce qui est réellement unique est que l’interprétation n’est pas statique mais mise en scène. Les solistes, le choeur, les musiciens, et même le chef jouent le texte. Les mots viennent à la vie de façon extraordinaire, ils ne sont pas simplement vocalisés, ils sont exprimés par tout le corps.
Comme l’indique le livret inclus dans le DVD : « ici, la Passion du Christ n’est pas simplement racontée comme un récit d’événements ayant eu lieu dans le passé, elle est dépeinte avec une véracité qui nous permet de l’expérimenter de l’intérieur et de ressentir les émotions provoquées par les événements décrits par l’œuvre. »
C’était bien évidemment l’intention de Bach, et dans cette interprétation elle est mise en œuvre de façon particulièrement frappante.
La « mise en scène » a été conçue par le directeur de théâtre Peter Sellars, dont le principe directeur, cependant, n’a pas tant été le « drame » que la « méditation ». L’interaction entre les personnages est moins une confrontation dramatique qu’un dialogue dont le fruit est de nous mener à la frontière de la prière.
En bonus, le CD nous offre un long interview de Sellars. Cette offre n’est décidément pas un bouche-trou. C’est plutôt un aperçu fascinant de son immense admiration pour Bach (la Passion selon Saint Matthieu est « le mont Everest de la musique ») et de sa compréhension tout à fait personnelle de l’œuvre.
Pour Sellars, la Passion a plus à voir avec le doute et l’épreuve qu’avec la certitude. Bach, affirme-t-il avec raison, n’est jamais « abstrait », mais intensément personnel, empirique, charnel pour tout dire. Dans cette optique, Sellars réagit contre certaines interprétations du début du 20e siècle qui tendaient vers une monumentalité pesante, témoignant d’une rigidité doctrinale et d’une religion bourgeoise. Il voit cela comme un joug idéologique imposé à la recherche de liberté de Bach.
Pourtant, Sellars semble moins conscient des tendances « idéologiques » de sa propre interprétation, bien en adéquation avec la tendance « spirituelle mais non religieuse » de nos contemporains. Pourtant, en suggérant cela, je ne veux pas tomber dans le dédain facile. Sellars est trop sensible au génie de Bach pour échapper à l’attrait de la transcendance et de la conversion incarnées dans la Passion.
Mais ce qui n’émerge pas clairement, au moins dans ses remarques enregistrées, c’est le cantus firmus christique qui soutient la musique sublime. Quel est le but de la transcendance ? La condition de la conversion ? Pour Bach la réponse est patente : Jésus-Christ est à la fois le but et le chemin. La Passion selon Matthieu, avec tous ses drames, ses luttes, ses souffrances est en fin de compte un chant d’amour entre l’Epoux et l’Epouse.
Voici un livre récent qui complète la perspective que Sellars fait ressortir. Dans « Bach’s Major Vocal Works : Music, Drama, Liturgy », Markus Rathey, professeur à Yale parle du « récit sous-jacent » de la Passion selon Matthieu comme d’une « histoire d’amour ». Il écrit que le mouvement d’ouverture « invite l’auditeur à comprendre la passion comme quelque chose que le Christ, l’Epoux, qui aime l’Epouse, la communauté des croyants, a fait par amour. Ses souffrances et son agonie sont le témoignage de cet amour. »
Il n’est pas étonnant que Bach soit parfois appelé « le cinquième évangéliste », car il proclame avec toute la force de sa foi et l’inspiration de son génie que Jésus-Christ est le Seigneur, le Sauveur, l’Amour même. Cependant, chaque chrétien, en vertu de son baptême, est également appelé à évangéliser, à témoigner de la joie de l’évangile, la joie de connaître et d’aimer le Seigneur Jésus.
Trop souvent, les catholiques semblent plutôt réticents à proclamer leur amour pour Jésus. C’est sans doute très bien pour les protestants évangéliques, pensons-nous, mais ce n’est pas très catholiquement correct. Par conséquent, la foi risque de devenir « abstraite », purement « notionnelle », plutôt que personnelle et vécue. Et on a alors très peu d’élan à la partager avec d’autres.
Voici quelques mots du pape François qui vont droit au but. Il écrit dans Evangelii Gaudium :
La principale raison d’évangéliser, c’est l’amour de Jésus que nous avons reçu, l’expérience du salut qui nous presse à l’aimer toujours davantage. Quelle sorte d’amour ne ressentirait pas la nécessité de parler du bien-aimé, d’attirer l’attention sur lui, de le faire connaître ? Si nous ne ressentons pas un désir intense de partager cet amour, nous avons besoin de prier avec insistance pour qu’Il vienne de nouveau toucher nos cœurs. Nous devons quotidiennement implorer Sa grâce, Lui demander d’ouvrir nos cœurs de pierre, de secouer notre petite existence superficielle et tiède. [264]
Dans cette optique, Bach peut être un véritable instrument de grâce, qui touche les cœurs et suscite un ardent désir de L’aimer, Lui le Seigneur qui nous aime tant. Et nous pousse à chanter notre amour.
Robert Imbelli, prêtre de l’archidiocèse de New-York, est maître de conférence émérite de théologie à l’université de Boston.
Illustration : une partition de Bach
source : https://www.thecatholicthing.org/2016/05/12/loving-jesus/