Dans The Rambler du 14 avril 1750, Samuel Johnson écrivait : « Mon but (est) de considérer la discipline morale de l’esprit, et de promouvoir la croissance de la vertu plutôt que l’érudition. » Deux choses sont claires dans ce passage. D’abord, une différence existe entre la vertu et l’érudition. Nous pouvons être instruits sans être vertueux. Des personnalités érudites mais dissolues ne sont pas rares. Nous rencontrons également, bien plus fréquemment, des gens vertueux mais peu instruits.
Deuxièmement, l’esprit lui-même requiert une « discipline morale ». Nos pensées mêmes, bien qu’au cœur de la sorte d’être que nous sommes, peuvent nous être néfastes si nous ne prêtons pas attention à leur teneur. L’Ecriture nous enseigne que les vices viennent de l’intérieur de notre cœur (Matthieu 15:19). Mais nous ne devrions pas en rester là. Nous pouvons, réflexion faite, discipliner jusqu’à nos esprits. Nous pouvons devenir attentifs à la pente que prennent nos pensées spontanées. Nous pouvons les orienter, les classer. En clair, nous pouvons – et nous devrions – nous connaître nous-mêmes. A juste raison, nous appelons nombre de ces pensées et émotions rôdant en nous des « tentations ».
Nous devrions nous rappeler que « toutes les actions ont leur origine dans l’esprit… Des désirs déshonnêtes mèneront à des pratiques licencieuses ; ce que les hommes se permettent de souhaiter, ils ne tardent pas à y consentir et finissent par exécuter ce qui leur a plu d’imaginer. » Ce sont des paroles sans détour, que l’on entend rarement. Dans un monde où l’indépendance sans limite, conjuguée à Internet et aux média offrent de multiples occasions de pensées séductrices et perturbantes, les paroles de Johnson, venues du dix-huitièmes siècle, sont doublement judicieuses.
Johnson poursuit en expliquant d’où provient l’expérience la plus éclairante de ce qui se passe en nous : « les casuistes de l’Eglise Romaine, qui ont eu, grâce à la confession, une excellente opportunité de connaître la nature humaine, ont pour la plupart déterminé que ce qu’il est criminel de faire, il est également criminel d’y penser. » Ce passage bien tourné rappelle également l’avertissement du Christ concernant le lien intime entre les pensées et les actions (Matthieu 5:28). De fait, Thomas d’Aquin soutient qu’il était bon que la révélation vienne renforcer dans ce domaine ce que nous pouvons comprendre en raisonnant. Nous sommes donc avertis vivement de ne même pas penser à faire quelque chose de mal.
Thomas d’Aquin nous dit également que la loi civile peut seulement juger l’action extérieure, et non ses motivations ou ses causes intérieures. Mais il ne nie pas que les actions procèdent de ce qui vient de l’intérieur, des pensées et des choix. Une grande pénétration de la nature humaine se fait jour quand nous découvrons ce que les gens disent d’eux-mêmes quand ils parlent sincèrement. La nature humaine inclut un savoir précis de pourquoi et à partir de quel moment les choses tournent mal.
« Tout homme ayant été poussé au crime par amour, jalousie, envie ou haine pourrait exprimer combien facilement il aurait pu, dans un premier temps repousser la tentation, combien volontiers son esprit se serait laissé détourner sur un autre objet et combien ce sentiment paroxystique se serait affaibli après cela, ‘s’il n’avait pas ruminé cela dans son cœur et réveillé le serpent en le berçant dans son sein’ ».
Quel remarque judicieuse ! Ce la nous rappelle encore une fois que, en ce qui concerne les choix que nous n’aurions pas dû faire, nous sommes au cœur du grand carrefour eschatologique du monde. Les choix peccamineux que nous faisons pourraient bien découler de notre négligence à discipliner nos pensées.
Cependant Johnson est conscient que la présence continuelle de pensées désordonnées dans nos âmes n’est pas tant un mal qu’une occasion de s’auto-discipliner. Johnson met en garde « les esprits pieux et tendres qui sont perturbés par l’irruption de pensées mauvaises contre un trop grand abattement et de trop grandes inquiétudes ; car les pensées ne sont criminelles que lorsqu’elles sont dans un premier temps choisies et ensuite entretenues volontairement. » Par conséquent, nous ne devons pas tuer ni voler, mais nous ne devons même pas l’envisager. Le contrôle de ses actes passe par la discipline de la pensée.
Ce qui pourrait nous étonner de nos jours, c’est l’idée même que nous pouvons et devrions faire ainsi afin de garder le contrôle de nous-mêmes, selon les critères du bien et du mal. Et ce qui est plus surprenant encore, c’est que c’est précisément le bilan de nos âmes dans la discipline ou dans l’indiscipline, qui servira à nous juger individuellement, nous les humains.
« Par conséquent, celui qui veut gouverner ses actions par les lois de la vertu doit régler ses pensées par les lois de la raison » conclut Johnson. « Il doit se garder des divagations de son cœur et se souvenir que les plaisirs de l’imagination et les émotions de la convoitise sont d’autant plus dangereuses qu’elles sont soigneusement cachées, puisque elles échappent à la vigilance, et qu’elles opèrent pareillement dans chaque contexte, sans la coïncidence d’une opportunité extérieure. »
Nos péchés en pensée restent cachés. Quand nos actions les rendent publics, nous pouvons, et le monde extérieur également, les voir pour ce qu’ils sont à travers leurs conséquences, ce que nous ne faisons pas si facilement tant qu’ils demeurent cachés.
Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/04/12/on-the-origin-of-good-or-bad-actions/
James V. Schall, qui a été professeur à l’université de Georgetown durant 35 ans, est l’un des écrivains américains les plus prolifiques en Amérique.
Illustration : « les bons et les mauvais anges » par William Blake, vers 1805 [Tate Britain – Londres]