C’est peu dire que le Patriarche maronite Bechara Raï tranche avec ses prédécesseurs. Elu le 15 mars 2011, il est l’homme que la Providence a placé pour accompagner la période historique qui a commencé avec ce que l’on a appelé les printemps arabes. Dans les conflits qui ont suivi et qui aujourd’hui déchirent tout le monde arabe, le Liban fait figure d’exception. Le terrain même où les affrontements s’étaient toujours joué par procuration est aujourd’hui le seul qui soit épargné. La situation y est certes électrique. Le Liban réunit toutes les conditions pour s’enflammer.
Les acteurs extérieurs y poussent de quelque façon. Et pourtant jusqu’à présent le Liban a résisté à la contagion. Quatre millions de libanais ont accueilli 1,5 million de réfugiés syriens. Le Hezbollah intervient directement dans la guerre en Syrie. Sans conséquences pour le moment. Le Parlement n’a pas réussi à élire un nouveau président de la république depuis un an et demi, lequel doit être maronite. Mgr Raï tente régulièrement de mettre d’accord les factions rivales au sein de son propre camp, en vain mais il persiste même s’il n’a pas de mots trop forts pour fustiger la classe politique.
Quoi qu’il en soit, ou en sera, le Liban toutes tendances confondues se donne comme un modèle du vivre-ensemble. Beaucoup de confusions sont souvent faites pour définir exactement cette construction subtile. Mgr Raï l’explique précisément. Ce n’est pas un fédéralisme territorial, ce n’est pas non plus un statut protecteur des « minorités ». Le Patriarche réprouve catégoriquement cette terminologie. Dans le cadre du pacte national (1943, revu à Taef en 1989), qui organise un partage constitutionnel des fonctions suprêmes, chaque libanais est citoyen à part entière d’un Liban un et indivisible. « Le Liban est plus qu’un pays… Seul le Liban pourrait sauver l’Orient. Car les chrétiens qui y vivent ne relèvent pas d’une expérience de cohabitation avec l’islam mais d’une réalité de coexistence qui a valeur de modernité et d’espoir dans un monde chaotique. »
Le Patriarche ne prononce pas le mot de chaos au hasard. Pour lui, c’est un chaos voulu et organisé par les Américains, le « chaos créateur » expressément inscrit dans le projet de « grand Moyen-Orient ». Il a souvent des mots durs et exigeants envers l’Occident, les Européens et les Français, ces derniers tout en étant, il le reconnaît, les meilleurs amis du Liban. Il regrette que nombre d’occidentaux veuillent imposer aux orientaux leur lecture du « choc des civilisations ». Il implore l’Europe et la France de ne pas emboiter le pas aux Américains au Moyen-Orient et à jouer tout leur rôle propre.
La grande originalité de ce livre d’entretiens est que la journaliste qui l’interroge, Isabelle Dillmann, a pu suivre le Patriarche pendant plusieurs semaines dans toutes ses activités, y compris un déplacement pastoral dans l’Ouest de la Bekaa, premier du genre depuis longtemps. Le Patriarche est d’ailleurs coutumier des « premières » : le premier à s’être rendu en Terre Sainte depuis 1948 (avec le pape François en mai 2014), le premier à avoir visité Damas depuis 1943 (en février 2013 et en juin 2015 mais sans contact avec Bachar Al-Assad), le premier moine devenu patriarche. La nièce de l’ancien premier ministre Edouard Balladur, qui rappelle les racines de sa famille en Asie mineure, a rapidement discerné que Mgr Bechara Raï était un « homme à part ». Son riche avant-propos, « rencontre avec un homme de Dieu », trahit l’émotion qu’elle a pu ressentir à son approche et qu’elle sait magnifiquement communiquer au lecteur.
Entretiens avec Isabelle Dillmann, Albin Michel.
Pour aller plus loin :
- SYRIE : ENTRE CONFLITS ARMES ET DIALOGUE INTERNE
- Le Patriarche, les catacombes et la révolution
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- Liste des ouvriers pastoraux, Evêques, Prêtres, Religieux, Religieuses et Laics tués en 2011 et 2010
- Les maronites de France s'enracinent