Les sept frères moines cisterciens de Tibhirine sont morts le 21 mai 1996. Leur enlèvement le 27 mars avait révélé au monde leur existence cachée et silencieuse au cœur de la guerre civile algérienne. Leur aventure avait mobilisé les foules au cinéma à la sortie du film de Xavier Beauvois Des hommes et des dieux à l’automne 2010. Après les dramatiques attentats de Paris de janvier et novembre 2015, leur message reste intact. « Les temps n’ont pas vraiment changé mais l’urgence est plus grande encore » écrit Christian Salenson dans la postface qu’il a ajoutée à la nouvelle édition de son ouvrage sur la théologie du prieur de la communauté, Christian de Chergé 1.
« L’affaire » de Tibhirine n’est bien entendu pas encore classée. Le juge Marc Trévidic s’était rendu sur place en octobre 2014, procédant avec dignité à une pénible et unique exhumation nécessaire pour l’instruction. La recherche de la vérité est une exigence pour les familles. L’Église est prudente. Deux évêques d’Algérie, Mgr Claude Rault, évêque du Sahara, et Mgr Jean-Paul Vesco, évêque d’Oran, expliquent leurs réserves dans leurs témoignages recueillis dans un ouvrage Tibhirine l’héritage 2 préfacé par le pape François et où intervient également le cardinal Philippe Barbarin (et le juge Trévidic déjà nommé). Le prieur n’avait-il pas dans son fameux « Testament spirituel » découragé toute forme de procès et même d’accusation ?
Christian de Chergé redoutait à l’avance la peine faite à ce peuple algérien qui l’avait accueilli et dont il se sentait solidaire. L’affaire deviendrait une affaire d’État, une cause de division entre les deux pays chers à son cœur, la France et l’Algérie. Elle donnerait une occasion pour dénigrer davantage l’islam, les musulmans, par des amalgames trop faciles. Il avait déjà pardonné. Ne devait surnager que le don qu’il avait déjà résolu de sa vie. Jésus n’avait-il pas donné cet exemple ?
Depuis les attentats de 2015, il est certes justifié que l’on expose publiquement les tenants et aboutissants des réseaux terroristes, que l’on questionne les personnes arrêtées. Il est important que justice soit faite. Mais n’est-ce pas d’abord le souvenir des victimes qui doit nous retenir ? Les portraits si vivants publiés dans la presse des spectateurs du Bataclan ou de ces policières ou des jeunes militaires victimes de Mohamed Merah sont un hommage beaucoup plus parlant à la jeunesse et à la santé de notre pays.
Les frères de Tibhirine ne souhaitaient pas non plus voir leur sacrifice magnifié en martyre. Le procès en béatification des 19 prêtres, religieux et religieuses tués en Algérie dont les sept frères et Mgr Claverie, l’évêque d’Oran, tué par l’explosion d’une bombe le 1er août 1996, s’est ouvert en octobre 2013 à Rome. Il aboutira pour qu’ils soient sources de grâces. Mais les frères ne voulaient pas se trouver séparés des quelque deux cent mille victimes algériennes du conflit. Ils avaient le sentiment de ne pas avoir été ciblés comme chrétiens mais comme étrangers. Quoi qu’il en soit, leur volonté était de ne pas être disjoints de la masse du peuple algérien, de l’humanité en général qui les entourait, des villageois auprès desquels ils avaient fait le choix libre et responsable de vivre et de demeurer contre toute attente, en connaissance de cause, assumant le risque jusqu’à la mort incluse. Ce fut leur choix qui ne doit pas leur être enlevé. Le don de soi.
Christian de Chergé avait prévenu les objections et les sarcasmes : « Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste : « Qu’il dise maintenant ce qu’il en pense ! » » Le reproche est fréquemment adressé à toute tentative de rapprochement entre chrétiens et musulmans. Le dialogue interreligieux est voué aux gémonies. Le mot même de dialogue passe pour anathème. Il y a beaucoup à revoir. C’est pourquoi il faut aujourd’hui plus que jamais relire les écrits du prieur de Tibhirine totalement à contretemps de l’histoire.
C’est donc très opportunément que Christian Salenson, à la demande des éditions Bayard, publie une version critique et commentée d’une conférence de Christian de Chergé datant de 1989 devant l’Institut pontifical d’études arabes et d’islamologie (PISAI) à Rome sous le titre L’échelle mystique du dialogue 3.
À ceux qui cherchent quoi opposer à l’apocalyptisme de Daesh, quel programme de déradicalisation prôner pour les apprentis djihadistes, on peut conseiller ce texte. En effet, il en est l’exact opposé. L’eschatologie est bien la clef de voûte des relations entre religions, entre hommes plus généralement, mais à condition d’en inverser le point de départ, commente Chalenson : « On ne part plus de la différence, de l’éclatement des religions et des cultures pour tendre, par un effort surhumain, à surmonter ces différences qui, d’ailleurs, s’avèreront alors de plus en plus insurmontables, et l’unité de plus en plus hypothétique. L’histoire nous a appris les risques politiques des millénarismes, dès lors qu’ils veulent réaliser la fin du monde. L’idéologie religieuse de Daesh est un millénarisme. A contrario… nous partons de l’unité réalisée en Christ de tous les êtres humains, dans la diversité de leurs cultures et de leurs religions, et forts de cette unité accomplie en Dieu, de la force même que donne cette espérance, nous inventons, ici et maintenant, des manières de la signifier et de l’incarner. »
Il faudrait bien sûr consacrer à cette « théologie de l’espérance » de beaucoup plus longs développements. Il n’est pas du tout indifférent qu’elle nous vienne d’un moine d’un petit monastère sur une colline d’Afrique du Nord, comme aux temps des Pères de l’Église.
À Paris, le square Saint-Ambroise dans le 11e arrondissement, en face de l’église du même nom sera rebaptisé « Jardin des moines de Tibhirine », le 30 mai.
Messe célébrée à 10 h par Mgr Éric de Moulins-Beaufort, évêque auxiliaire de Paris, suivie de l’inauguration à 11 h par Mme Anne Hidalgo, maire de Paris.
- Christian Salenson, Christian de Chergé, Une théologie de l’espérance, Bayard, 280 p., 19,90 e.
- Cardinal Philippe Barbarin, Marc Trévidic, François Cheng, Tibhirine : L’héritage, Bayard, 180 p., 14,90 e.
- Christian Salenson, L’échelle mystique du dialogue, Bayard, 200 p., 13,90 e.