Quand Joseph fut envoyé par son père à ses frères, en message d’affection, eux, quand ils le virent, dirent : « regardez, ce rêveur arrive ; allons, venez et tuons-le » (Genèse 37. 19, 20). Cependant, ils ne le tuèrent pas mais ils le mirent dans un puits, en dépit de sa détresse, et le vendirent comme esclave aux Ismaélites, et il fut emmené dans une contrée étrangère, où il n’avait pas d’amis.
C’était le comble de la cruauté et de la lâcheté de la part des fils de Jacob ; et ce qui est le plus choquant, c’est que Joseph n’était pas seulement innocent et sans défense, leur plus jeune frère qu’ils auraient dû protéger, bien plus que cela, il était si confiant et aimant qu’il ne serait pas tombé en leur pouvoir s’il n’avait tant désiré leur rendre service, n’ayant pas d’autre raison d’aller les rejoindre.
A qui cela nous fait-il penser, si ce n’est à Celui dont il est question quand le Maître de la vigne dit, en L’envoyant aux vignerons, « ils respecteront Mon Fils » ? (Matthieu XXI 37-39) « Mais quand les vignerons voient le Fils, ils se disent entre eux : voici l’Héritier, allons, tuons-Le et emparons-nous de Son héritage. Et ils se saisissent de Lui, Le jettent hors de la vigne et Le tuent. »
Et maintenant, au lieu de prendre le cas du jeune innocent confiant, prenons un autre exemple qui nous montrera la Passion de Notre Seigneur sous un autre aspect. Imaginons qu’il y ait une personne âgée et vénérable, que nous connaissons, chérissons et respectons depuis notre plus tendre enfance, quelqu’un qui nous a témoigné de la gentillesse, qui nous a enseigné, nous a donné de bons conseils, nous a encouragés, nous a souri, réconfortés dans l’épreuve, quelqu’un dont nous savons qu’il est bon et pieux, saint, plein de sagesse, plus digne du ciel que de la terre, avec une chevelure grise et et un visage impressionnant, attendant l’appel de Dieu pour rejoindre un monde meilleur. Supposons donc, dis-je, qu’un tel homme que nous ayons bien connu, dont la mémoire nous est chère, ait été appréhendé rudement par des hommes violents, dénudé en public, insulté, promené de-ci de-là, transformé en objet de moquerie, battu, victime de crachats, déguisé de façon ridicule, puis sévèrement fouetté dans le dos, ensuite chargé d’un lourd fardeau jusqu’à ce qu’il lui soit impossible de le porter plus longtemps, enfin bousculé et traîné, pour finalement être exposé avec toutes ses blessures aux regard d’une multitude irrespectueuse qui serait venue le conspuer, quels seraient nos sentiments ? Essayons d’imaginer cette personne et cette situation et considérons combien nous serions bouleversés et accablés de part en part par un événement aussi affreux.
Mais qu’est-ce que tout cela à côté des souffrances de Jésus, que nous supportons de lire comme si cela allait de soi ! Pensons à Lui quand il est blessé, sans vêtement… regardons-Le mourir, saignant à mort heure après heure, et cela comment ? Tranquillement ? Non, les bras attachés et le visage exposé à la vue, tout un chacun en ayant la fantaisie pouvant venir Le contempler, se moquer de Lui, scruter la lente dégradation de Ses forces et Son agonie.
Ce sont quelques-uns des effroyables détails que les Evangiles rapportent, et non sans raison, afin que nous puissions nous y attarder. Pensez-vous que ceux qui ont vu ces choses avaient le cœur à manger, boire et se réjouir ? (NDT : c’était la veille de la Pâque, une des plus grandes fêtes juives) Au contraire, on nous dit que même « les gens qui étaient venus en groupe, à cette vue, se frappaient la poitrine et s’en retournaient. » (Luc XXIII. 48)
Si tels étaient les sentiments du peuple, quels devaient être ceux de Saint Jean, de Sainte Marie Madeleine, ou de Sainte Marie, la sainte mère de Notre Seigneur ? Désirons-nous être en leur compagnie ? Désirons-nous, selon Sa promesse, être bénis plus encore que les entrailles qui L’ont porté, que le sein qu’il L’a allaité ? Désirons-nous être comme Son frère, Sa sœur, Sa mère ?
Je peux comprendre les gens qui ne commémorent pas le Vendredi Saint ; ils sont véritablement très ingrats mais je sais ce qu’ils pensent et je les comprends. Par contre je ne comprends pas du tout ceux qui professent commémorer le Vendredi Saint et qui pourtant ne ressentent aucun chagrin ou n’essaient pas au moins d’éprouver du chagrin. Un tel esprit d’affliction est clairement mentionné dans l’Ecriture comme caractéristique de ceux qui se tournent vers le Christ. Si nous ne ressentons pas de chagrin, nous sommes-nous réellement tournés vers le Christ ?
S’il y a ici des personnes qui sont conscients de ne pas ressentir le chagrin que ce temps devrait leur causer, qui se sentent maintenant comme à n’importe quel autre moment, qu’ils considèrent si ce manque ne vient pas de ce qu’ils ont négligé de venir à l’église, soit durant cette période, soit à d’autres moments, aussi souvent qu’ils l’auraient pu.
Nous ne commandons pas à nos sentiments ; Dieu seul le peut ; Dieu peut susciter en nous le chagrin, quand nous voudrions éprouver du regret mais en sommes incapables ; mais le fera-t-il si nous ne L’avons pas recherché avec assiduité, en fonction de nos disponibilités, dans ce foyer de grâce qu’est Sa maison ? Je parle de ceux qui pourraient venir plus fréquemment prier et ne le font pas. Je sais bien que beaucoup ne peuvent pas venir. Je parle de ceux qui pourraient venir, s’ils le voulaient.
Même s’ils viennent aussi souvent qu’ils en ont la possibilité, je sais bien qu’ils ne seront pas satisfaits de leurs propres émotions ; ils seront même conscients qu’ils devraient se sentir davantage peinés qu’ils ne le sont ; de fait, nul d’entre nous ne ressent l’immense événement de ce jour comme il le devrait, et par conséquent nous devrions tous nous sentir mécontents de nous-mêmes.
Quoi qu’il en soit, si ce n’est pas de notre faute, nous ne devons pas perdre cœur, car Dieu, dans sa miséricorde, nous fera progresser, selon Son heure ; mais si cela vient de ce que nous nous ne venons pas prier ici aussi souvent que nous le pourrions, alors notre froideur et sécheresse de cœur sont de notre faute, et je vous prie tous de prendre en considération que ce n’est pas une faute minime.
Nous tous, moi, vous mes frères, nous nous lèverons un jour de nos tombeaux et nous verrons Jésus-Christ ; nous pourrons Le voir pendu au bois de la croix, nous pourrons voir Ses blessures, nous pourrons voir les marques des clous dans Ses mains et Ses pieds, la plaie de Son côté. Souhaitons-nous être de ceux qui alors gémiront et se lamenteront, ou de ceux qui se réjouiront ? Si nous ne voulons pas nous lamenter à Sa vue à ce moment-là, nous devons nous lamenter maintenant en pensant à Lui.
Préparons-nous à rencontrer notre Dieu ; venons en Sa Présence chaque fois que nous le pouvons ; essayons de nous figurer que nous L’avons devant nous sur la Croix ; laissons-nous attirer auprès de Lui ; prions Le de jeter sur nous le regard qu’Il a jeté sur le larron repenti et disons Lui : « Seigneur, souviens-toi de de moi quand Tu viendras dans Ton Royaume. » (Luc XXIII 42)
Que cela s’ajoute, mes frères, à la prière sur laquelle vous allez quitter cette église… imaginez que vous voyez Jésus sur la Croix, et dites Lui, avec le larron repenti : « Seigneur, souviens-Toi de moi quand Tu viendras dans Ton Royaume » c’est à dire « souviens-Toi de moi, Seigneur, dans Ta miséricorde, ne te souviens pas de mes péchés mais de Ta Croix, rappelle-Toi Tes propres souffrances, rappelle-Toi que Tu as souffert pour moi, un pécheur ; rappelle-Toi, au dernier jour, que j’ai ressenti Tes souffrances, que j’ai souffert sur ma croix à Tes côtés. Souviens-Toi de moi alors, et fais en sorte que je me souvienne de Toi maintenant. »
John Henry Newman (1801-1890) a été nommé cardinal par Léon XIII en 1879 et béatifié par Benoît XVI en 2010. Il fait partie des écrivains catholiques les plus importants de ces derniers siècles.
Illustration : Crucifixion avec Marie-Madeleine par Luca Signorelli, vers 1500 [Uffizi Gallery, Florence ]
Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/03/25/taking-the-passion-seriously/