Poésie de la réalité - France Catholique
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La justice de Dieu
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Poésie de la réalité

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Il y a exactement 700 ans, Dante Allighieri, le plus grand poète chrétien, et un des deux ou trois plus grands poètes de l’histoire humaine, était en exil à Vérone, grâce à des factions politiques dans sa Florence natale, et aux machinations du pape Boniface VIII. Nous avons raison de nous irriter contre le mensonge et la bouffonnerie de nos personnages publics, et nous sommes souvent déconcertés par le pape François. Mais nos épreuves, – quelque rudes qu’elles soient,- sont peu de chose en comparaison.

Un avantage que Dante avait sur nous : Il savait à quoi s’en tenir. Les prieurs et les évêques pouvaient être véreux, vicieux. (Il avait occupé à Florence le poste politique le plus élevé quelques années plus tôt ; en exil, il était condamné à mort.) Mais Dante avait une idée surnaturelle et claire du vice et de la vertu des hommes – et des hauteurs des et profondeurs de l’esprit – qu’il avait apprise des païens nos grands anciens, ainsi que de la tradition chrétienne, en y ajoutant son pur génie personnel. Il pouvait lui arriver de ne pas être à la hauteur de la vérité – il était pécheur comme nous tous. Mais il savait ce que les hommes les plus sages et les plus saints, qu’ils soient païens ou chrétiens, considéraient comme les vérités principales à propos des êtres humains.

Pourtant, au milieu de son Purgatorio – il avait déjà vu l’enfer et était en route vers la vision béatifique – il rencontra un problème crucial au cours d’un rêve. Dans l’ancien et le nouveau Testament, les gens trouvent souvent la vérité pendant leurs rêves – pensez à Saint Joseph. Freud et Jung n’ont eu l’air d’innover que parce que pendant des siècles, cet aspect de la réalité avait été exclu par un faux rationalisme. L’épisode commence ainsi :

Vers moi vint une femme, dans un rêve,

Bégayant, louchant, le pied tordu,

La main paralysée, et le teint pâle et maladif.

Mais il se passe une chose étrange. Tandis que Dante la regarde, à ses propres yeux, elle apparaît belle et même douée d’une belle voix :

Elle commença à chanter d’une manière qui

M’empêchait de me détourner.

Elle chantait :

« Je suis la jolie sirène

Qui séduit les marins sur les mers lointaines,

Tant est grand leur délice à m’entendre.

J’ai entraîné Ulysse, avide de voyages

Par mes chants. Et ceux qui habitent avec moi

Repartent rarement, tant je les satisfais. »

En dépit de cette franchise et de ce qu’il avait vu auparavant, sa beauté l’ensorcelle toujours :

A mes côtés apparut une dame,

Sainte et en alerte, afin de la confondre.

« O Virgile, O Virgile, qui voilà ? »

Demanda-t-elle, indignée. Il s’avança

Les yeux fixés sur la femme vertueuse.

L’autre, il la saisit, et lui arrachant ses vêtements,

Dénuda sa poitrine et exposa son ventre.

La puanteur qui s’en émana me réveilla.

Ceux qui lisent Dante savent que Virgile, le plus grand poète romain, dans les passages de son guide à travers une bonne partie de la vie après la vie, ne nécessite pas de connaissance chrétienne. En fait, juste avant ce rêve, Virgile expliquait à Dante comment fonctionne le purgatoire – et une bonne partie de l’univers. Tout est mu par l’amour, que ce soit dans le bon sens, à un bon niveau, envers les bons objets, ou dans le mauvais sens, mauvais niveau et mauvais objet.

Mais comment repérer la différence ? Et comment est-il possible que les choses dont nous savons qu’elles sont laides et mauvaises, nous les voyions belles et bonnes ? Et comment pouvons-nous rompre le charme alors que, comme le suggère cet épisode, il est pratiquement imparable ? Ces questions ne sont pas seulement « moyenâgeuses » ; C’est un mystère troublant, mais comme nous ne le savons que trop bien, le monde ne cesse d’aller au diable ; en effet, toujours et encore, malgré les expériences passées, les gens pensent que quelque chose est bon – ou sont incapables de résister à quelque chose de mauvais – parce que sur le moment, cela a l’air désirable : drogues, boisson, sexe, pouvoir, etc.

Ici, la réponse est dans la poésie. Une certaine sorte de poésie. De nos jours, nous sommes trop sophistiqués pour accepter que l’art veuille nous enseigner quelque chose, sauf s’il s’agit de quelque chose que nous croyons déjà savoir, telle que les horreurs des micro-agressions et l’homophobie. La poésie didactique, ce qu’était volontairement la plus grande partie de la poésie dans le passé, n’est pas pour autant ennuyeuse et prévisible. Si elle est intelligente et créative, elle peut nous aider à discerner des vérités que sans cela la raison pourrait trouver difficile ou impossible à saisir, surtout si nous portons des œillères rationalistes, ou si nous sommes endormis par de puissantes illusions.

Les érudits, comme d’habitude, ne sont pas ici d’accord sur l’identité de la dame « sainte et en alerte ». Certains disent que c’est la Béatrice de Dante, d’autres sainte Lucie, sainte patronne de la bonne vue. (Dans sa jeunesse, la vue de Dante avait baissé à force d’étudier. Il l’avait priée et avait été guéri. Elle apparaît plusieurs fois à des moments cruciaux de la Divine Comédie.) En tous cas, il y a ici une grâce, un pouvoir qui nous dépasse, qui stimule Virgile, qui est parfois une représentation de la raison humaine, et qui nous fait agir et révéler la vérité.

Une des raisons pour lesquelles Virgile, de même que le monde ancien dans lequel est né le christianisme, pouvait être ouvert à une telle vérité, c’est que les grands païens, eux aussi, avaient une connaissance plutôt saine des vices et des vertus de l’homme. La cosmologie de la Comédie a été supplantée par la science moderne ; mais la science de la nature humaine – comment elle s’épanouit ou échoue, ce qui structure le poème, – n’a pas été supplantée, car elle ne peut pas l’être. C’est la matrice de ce que nous sommes et de ce que nous faisons.

La grandeur de Dante et de toute la tradition occidentale est qu’en cela, une action n’arrive jamais seule. Tout est relié à tout. Dans un univers ordonné aux vérités de la réalité, il n’y a pas d’indulgence particulière pour des adultères attrayants, des politiciens fanfarons, des pontifes corrompus ou des Satans romantiques qui définiraient leur propre ordre et sens de l’univers. Parce qu’il n’y a que Dieu et son univers. Tout le reste est désordre et non-sens.

Bien sûr, pour voir cela, nous avons besoin de la dame « sainte et en alerte » qui éveille la raison, non seulement dans les individus, mais dans notre culture. Même la poésie de la réalité ne peut pas y arriver toute seule. Mais elle peut nous montrer comment ce sera vraiment quand, Deo volente, nous en ferons l’expérience. Expérience que nous ferons tous, espérons-le. Bientôt.

Le 29 Février 2016

Source : https://www.thecatholicthing.org/2016/02/29/the-poetry-of-reality/

Illustration : estampe de Salvator Dali illustrant l’oeuvre de Dante.