Il y a eu une époque où le libéralisme – au moins en tant que mouvement intellectuel – était associé à une certaine forme de faillibilité philosophique : étant donné le large éventail d’expériences et les différents degrés de formation intellectuelle, religieuse et morale parmi nos compatriotes, les gens ne pouvaient pas affirmer que leur vision des choses sur les questions morales et théologiques contestées était la seule valablement appuyée sur la raison.
Comprenant cette réalité, les grands philosophes libéraux de cette génération – John Rawls, Ronald Dworkin et Thomas Nagel, par exemple – ont proposé que les démocraties libérales, au nombre desquelles les Etats-Unis, fassent de leur mieux pour s’adapter à la variété des croyances et pratiques religieuses et morales au sein de leur population.
En vue d’atteindre ce but, il est nécessaire pour le moins de s’être suffisamment familiarisé avec ces différentes opinions et les raisons pour lesquelles nos compatriotes peuvent les adopter. Caricaturer ces opinions – ou ne pas comprendre leurs justifications intellectuelles – conduira sûrement à croire que les compatriotes qui professent ces opinions sont hors du cercle d’un discours rationnel. Mais dans un tel régime d’exclusion hégémonique, on n’est plus obligé de tenir compte des voix qui divergent de la « seule opinion recevable » qui prédomine dans ces conditions anti-libérales. C’est précisément dans cette direction que notre culture met le cap, avec le concours enthousiaste des universitaires (dont certains doivent bien en avoir conscience).
Par exemple, dans son livre de 2013, Pourquoi tolérer la religion ? , le professeur de droit Brian Leiter affirme que la croyance religieuse est fondamentalement irrationnelle. Il écrit que « dans toutes les religions, il y a au moins un noyau de croyances qui… finalement ne découle ni de preuves ni de raisonnements, tels qu’on les conçoit dans d’autres disciplines concernant la connaissance du monde. Les croyances religieuses, parce qu’elles sont basées sur la foi, sont isolées des standards habituels de démonstration et de justification rationnelle tels qu’utilisées par le bon sens et par la science. »
Il suggère trois ripostes possibles, auxquelles je réponds dans mon nouveau livre : Taking Rites Seriously : Law, politics, and the Reasonableness of Faith [Respecter les rites : la loi, la politique et la sagesse de la foi ](Cambridge University Press). Faute de place, je n’en évoquerai qu’une. Leiter écrit : « est-ce qu’un catholique, par exemple, de devrait pas raisonnablement faire appel à des preuves, rapportées par la Bible ou autre, pour appuyer sa foi dans la résurrection de Jésus-Christ ? »
Reconnaissant qu’un catholique puisse effectivement se trouver dans ce cas, Leiter écarte rapidement ce jugement dans un court paragraphe :
De toute évidence, le témoignage que le Christ s’est relevé de la mort est apparemment une sorte de preuve, d’un certain point de vue scientifique ; mais le témoignage n’est pas cohérent avec toutes les preuves que nous avons de ce qui arrive quand des corps humains décèdent – une masse de témoignages tout comme les preuves apportés par la physiologie et la biologie – nous indiquent que le témoignage antique ne mérite absolument aucun crédit.
Malheureusement, Leiter n’explique pas comment la simple observation qu’il y a des régularités dans la nature, lesquelles sont décrites par des lois scientifiques – ironiquement, ces lois sont la condition nécessaire pour qu’un événement leur échappant soit qualifié de miracle – implique qu’il n’y ait pas suffisamment de preuves crédibles qu’un catholique (ou un chrétien d’autre dénomination) puisse déployer pour démontrer que sa foi en la résurrection du Christ est rationnelle.
Sans autre explication, l’argument de Leiter est quasiment l’exemple typique du raisonnement en boucle. C.S. Lewis, en 1947, contre un argument de David Hume fort semblable mais bien plus sophistiqué :
Nous devons évidemment être d’accord avec Hume [ou Leiter] que s’il n’y a qu’une expérience absolument monolithique d’absence de miracle [« c’est incompatible avec toutes les choses que nous pouvons croire sur preuves »], que si, en d’autres mots il ne s’est jamais produit de miracle, pourquoi s’en produirait-il. Malheureusement, l’expérience monolithique d’absence de miracle [« c’est incompatible avec toutes les choses que nous pouvons croire sur preuves »] n’est vraie que si nous croyons que tous les récits de miracles sont faux [« ne méritent aucun crédit »]. Et nous ne pouvons croire que tous les récits sont faux [ou « ne méritent aucun crédit »] que parce que nous savons préalablement que les miracles n’ont jamais eu lieu [ou « sont incompatibles avec tout ce qui est démontrable »]. On tourne en rond.
Cela n’a rien à voir avec le libéralisme ? Détrompez-vous. Que cela nous plaise ou non, nous vivons dans une culture qui a été marquée significativement par les travaux des philosophes tels Rawls, Dworkin et Nagel. Chacun d’entre eux, à sa manière, a affirmé qu’en général les croyants, bien que se trompant parfois, ne sont à l’évidence pas irrationnels en embrassant leurs croyances. Pour cette raison, un régime libéral devrait être généreux quand à la façon dont il accueille ces citoyens et leurs communautés.
Mais supposez qu’avec le temps cette tournure d’esprit libérale commence à décliner sous l’influence de travaux hostiles aux croyances religieuses (et aux notions morales, métaphysiques et épistémologiques afférentes), négligeant de réfléchir à leur bien fondé. Ce ne sera plus qu’une question de temps avant que les acteurs dominants de la vie publique – les corps législatifs, les juges, les médias, les intellectuels, etc. – ne commencent à se demander si les croyances et pratiques religieuses méritent d’être protégées.
C’est pourquoi il n’est pas suffisant de simplement faire appel à la tradition américaine de liberté religieuse et à un éventail de batailles judiciaires pour justifier notre première liberté. Si on prend les rites au sérieux, on doit faire valoir la sagesse de la foi religieuse dans l’espace public. Car à notre époque, c’est la culture qui fait la loi et non l’inverse.
Francis J. Beckwith est professeur de philosophie et d’étude des rapports entre l’Eglise et l’Etat à l’université de Baylor, où il est également directeur associé du programme de philosophie de troisième cycle.
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Source : https://www.thecatholicthing.org/2015/12/03/liberalism-and-the-future-of-taking-rites-seriously/