Les paroles du pape François à Saint-Pierre de Rome le 12 avril 2015 pour le centenaire de la « catastrophe » (« Aghéd ») arménienne, terme identique à celui de « Shoah », rappellent que cet événement fut la première et la matrice des tragédies majeures du XXe siècle. La faillite du monde civilisé à prévenir et empêcher celles-ci laisse une « blessure ouverte » qui n’est pas ressentie que par les descendants du peuple arménien martyre. Le message pontifical est universel.
Si la déclaration du Saint-Père est si forte, ce n’est pas hélas que par la faute de la Turquie. Les Arméniens d’aujourd’hui s’appellent chrétiens d’Orient, Yézidis, Kurdes, Chiites, et les Turcs État Islamique. Ce sont toutes les minorités quelles qu’elles soient en butte à un projet idéologique totalitaire. Le nazisme, le stalinisme, le Kampuchéa, le mouvement pan-hutu n’étaient pas musulmans. Parfois même les criminels étaient chrétiens.
La première conséquence est dans la qualification des auteurs. Ainsi, il n’en est que plus important de traiter l’État Islamique (EI) comme une entité étatique. Il n’y a pas de « génocide » s’il n’y a pas au moins un projet étatique ! Non, nous n’avons pas à faire à de simples terroristes qui ne représenteraient qu’eux-mêmes ou agiraient au hasard des attentats. Le parti nazi commettait des pogroms, des assassinats. L’État nazi a commis un génocide.
La seconde conséquence est dans la compétence juridique. Il a fallu attendre 1948 pour que les codes de droit intègrent un terme approprié, même s’il reste discuté, en l’occurrence celui de « génocide », assorti d’une définition juridique, parfois perdue de vue tant le mot est tombé dans le vocabulaire commun. Même le tribunal de Nuremberg en 1946 n’avait pu en faire usage, subordonnant ainsi l’extermination des Juifs au procès d’une guerre d’agression. Mais Nuremberg fut le premier exemple de juridiction internationale. Les Traités de Versailles et de Sèvres avaient bien prévu de poursuivre les Allemands et les Turcs coupables de crimes de guerre, mais les Puissances ne donnèrent pas suite. Les membres du triumvirat Jeune-Turc furent condamnés à mort (par contumace) par des tribunaux turcs (ottomans encore à l’époque), ils périrent de la main de justiciers dont un Arménien en Allemagne qui sera acquitté, ou exécutés plus tard par Kemal Atatürk pour d’autres motifs. Mais il n’y eut jamais de tribunal international et la qualification des faits vint trop tard. Les Arméniens ont donc le malheur de ne pas pouvoir se prévaloir du droit, d’arrêts, encore moins de condamnations. Il n’y a pas eu d’instance juridique pour leur rendre justice mais seulement des assemblées politiques. Ensuite, heureusement, il y eut des tribunaux ad hoc pour le Rwanda et l’ex-Yougoslavie, et même péniblement un tribunal hybride au Cambodge, avant d’en arriver à la Cour Pénale Internationale qui siège à la Haye depuis 2003 et dont les défauts sont de plus en plus patents chaque jour. Elle vient de se déclarer incompétente pour connaître des méfaits de l’État Islamique !
La troisième conséquence est dans l’organisation internationale. Quelqu’un se demande-t-il un instant pourquoi le gouvernement d’Ankara ou ailleurs le premier ministre japonais, en 2015, cent ans après les faits pour le premier, soixante-dix ans après la reddition pour le second, n’accomplissent-ils pas les gestes attendus d’eux ? On pourrait mentionner ici les petits pas accomplis par les autorités françaises mises en cause dans le génocide de 1994 au Rwanda, dont récemment l’ouverture précautionneuse de quelques archives.
Un élément de réponse est le sentiment que ces demandes font partie d’une stratégie bien actuelle qui n’a rien à voir avec les faits passés, qui les instrumentalise pour obtenir un avantage par rapport à d’autres enjeux. Ce sont le genre de reproches que l’on a pu adresser à Israël, au gouvernement de Kigali ou au pouvoir de Pékin, lorsqu’ils s’avancent trop loin, de l’avis des autres, sur ce que l’on appelle le « registre victimaire », ce que le Pape a qualifié, inspiré par l’Évangile du jour, de « blessure ouverte ». Il serait d’autant plus utile que l’on parvienne à dénouer ces embrouillaminis sulfureux pour assainir les relations internationales tout en assurant le respect du droit. Est-ce pécher par idéalisme que de penser qu’une « bulle » pontificale pourrait être la bienvenue à cet égard ? Sans remonter au temps où la Papauté disait le droit entre les rois et empereurs, une contribution de ses canonistes à la définition contemporaine d’un ordre juridique international pourrait faire progresser le règlement de ces différends qui relèvent à la fois du droit et de la morale.