Ce qui s’est passé autour du dernier numéro de Charlie-Hebdo est un cas d’école où, selon le contexte, on est amené à penser une chose ou son contraire. Dans un environnement occidental habitué aux outrances des caricaturistes, le dessin de la dernière « une » de Charlie-Hebdo n’a rien de provocant et semble relever de la liberté normale d’expression (le prophète y est même présenté de façon plutôt sympathique). Par contre, dans un environnement majoritairement musulman éloigné de Paris, où personne ne connait Charlie-Hebdo et n’a vu le dessin, le simple fait d’apprendre qu’on a publié à 7 millions d’exemplaires une caricature du prophète suffit à déclencher l’indignation et la colère, bien évidemment exploitées par les intégristes.
Le problème est que ceci était entièrement prévisible : il y avait eu un précédent, et on savait très bien que le simple fait de mettre en « une » la caricature du prophète allait avoir un coût très élevé dans le monde musulman (coût qui serait payé par les non musulmans de la région…). Il me semble très irresponsable de la part de l’équipe de Charlie-Hebdo de ne pas en avoir tenu compte. On peut le dire autrement: à Paris, on peut se permettre d’en faire une question de principe, au nom du droit à libre expression, du droit à la caricature, et du refus de céder aux intégristes. A Niamey, à Bamako ou à Istanbul (où, pour la majorité des gens, la question de principe est très différente: la liberté d’expression s’arrête là où le blasphème commence) on est par contre bien obligé d’en faire une question politique, et donc de se demander quelles vont en être les conséquences, à qui cela profite-t-il, et qui va en être victime. Les réponses sont hélas claires : cela profite aux intégristes et ce sont les non-musulmans et les musulmans modérés qui en sont les victimes.
Mais, bien évidemment, la « une » de Charlie-Hebdo n’est pas la cause profonde de ces manifestations. C’est une occasion (en or), ou un prétexte, habilement utilisé par les intégristes pour faire un pas de plus dans la conquête de l’opinion et la mobilisation des cœurs, dans le cadre de leur « guerre idéologique ».
Les manifestations
Les manifestations de Zinder et de Niamey ont eu quatre caractéristiques : (a) elles ont été particulièrement violentes ; (b) elles ont prises pour cibles, outre des symboles de la France (ce qui est assez classique dans nombre de manifestations en Afrique) et du parti au pouvoir (ce qui l’est aussi), des églises et des bars, en grand nombre, qui ont été systématiquement saccagés et brûlés ; (c) ces saccages et ces incendies ont donné lieu aussi à des pillages en règle ; (d) elles témoignaient d’une certaine organisation et d’une certaine préparation.
C’est la première fois au Niger que la religion chrétienne est attaquée de façon violente, d’une certaine façon meurtrière. Il faut savoir que la très grande majorité des catholiques et des protestants (un peu plus de 5% de la population, et en progression) sont Nigériens, et ont de très nombreux liens familiaux et amicaux avec leur environnement musulman. Ces attaques ont été un énorme traumatisme. Elles témoignent, comme le saccage des bars, de la montée en puissance d’un islam intolérant et violent, aux antipodes de ce qu’était l’islam nigérien pendant des décennies.
Mais ces manifestations ont aussi mis en évidence le jeu très dangereux des partis de l’opposition nigérienne. Ceux-ci en effet ont soufflé sur les braises, en tentant d’instrumentaliser la réaction populaire d’indignation face à cette histoire de caricature du prophète. Ils ont ainsi, dès avant les manifestations de Zinder et Niamey, accusé le président Mamadou Issoufou de s’être rendu à Paris pour « soutenir Charlie-Hebdo » et donc soutenir la caricature « blasphématoire »… C’était bien sûr confondre délibérément le « Je suis Charlie » de la grande marche de Paris, qui signifiait clairement « Je suis avec les victimes contre le terrorisme », avec un tout différent « Je suis Charlie » consécutif à la parution du nouveau numéro, qui signifierait « Je soutiens la caricature », et qu’aucun des dirigeants musulmans présents à Paris n’a proféré ni cautionné…
Le gouvernement nigérien quant à lui affirme que les manifestations de Zinder et Niamey ont été en outre organisées en sous-main par les partis politiques de l’opposition en vue de déstabiliser le régime et de créer un climat insurrectionnel et les conditions d’un coup d’État. Le risque immédiat aujourd’hui est celui d’un dérapage vers un nouveau bras de fer entre pouvoir et opposition, là où il devrait y avoir une alliance nationale de tous les partis politiques contre toutes les violences religieuses.
Inversement, il n’y a rien aujourd’hui de plus dangereux pour le Niger à moyen terme que le développement d’une alliance entre des partis politiques et les courants salafistes.
La violence salafiste
Une idéologie salafiste radicale a en effet peu à peu fait son trou au sein de la société nigérienne. Elle a pu se développer en surfant sur la vague wahabiste, autrement dit un islam fondamentaliste qui a déferlé sur le Niger et les pays sahéliens depuis une bonne vingtaine d’années, promu par l’Arabie saoudite et le Qatar, à coups de financements massifs, de formations de clercs et de propagande médiatique. La société nigérienne est devenue de plus en plus régulée par cet islam rigoriste de culture arabe tourné vers le passé, qui s’est aussi immiscé de façon visible dans tous les espaces publics (le refus du code de la famille, les serments des juges sur le Coran, le voilage croissant des femmes ou la présence de mosquées au sein même de tous les bâtiments publics n’en sont que quelques signes parmi beaucoup d’autres). Chaque consultation électorale est désormais un lieu de surenchères entre candidats pour donner le maximum de gages aux imams, marabouts et oulémas, et apparaître comme le meilleur musulman, le plus pieux, le plus rigoureux.
C’est sur cette base fondamentaliste que le salafisme radical a pu prospérer, en faisant de l’intolérance une valeur cardinale, en multipliant les prêches anti-occidentaux et anti-chrétiens enflammés, en confortant les outrances, et en reconnaissant dans les jihadistes des soldats de l’islam. Le recours à la violence s’est trouvé ainsi de plus en plus légitimé. On en a eu divers signes avant-coureurs (comme ces menaces contre le festival de la mode africaine, ou encore ces jeunes filles parfois molestées au marché pour leurs tenues trop occidentale). Mais les manifestations de ces derniers jours sont la première sortie publique massive, au grand jour, de cette violence.
Les jeunes des milieux populaires sont particulièrement touchés par cette idéologie salafiste, en particulier les chômeurs, travailleurs informels ou élèves coraniques, de plus en plus en rupture avec les normes sociales et familiales des générations précédentes, et largement déscolarisés. Les pillages lors des manifestations témoignent de ce recrutement. Mais l’idéologie salafiste pénètre aussi dans bien d’autres couches sociales, écoliers, étudiants, petits cadres et parfois cadres moyens (enseignants par exemple).
Les jihadistes peuvent, dans le contexte de l’idéologie salafiste, apparaître facilement comme des héros. Cela ne signifie pas que les mouvements jihadistes recrutent massivement au Niger. Certes il y a indéniablement des recrutements, que ce soit du côté du Mujao (Nord-Ouest), ou surtout de Boko Harram (Sud-Est), mais qui restent encore relativement limités et essentiellement pour aller combattre hors du Niger (il est facile d’attirer un jeune chômeur déscolarisé, que l’on va payer grassement, équiper d’une kalashnikov, et endoctriner). De même, Boko Harram n’était pas à la manœuvre lors des récentes manifestations (même si son drapeau noir a été brandi à Zinder), et le Niger n’est pas (pour le moment) une terre de combat pour cette organisation, qui reste encore très liée au contexte spécifique du Nord-Est du Nigéria, et maintenant du Nord Cameroun.
Mais les sympathies pour les jihadistes de tous bords sont de plus en plus étendues. Même Boko Harram, malgré ses attaques contre les musulmans du Nord Nigéria, bénéficie d’une certaine côte de popularité chez les jeunes. Le cas de Boko Harram est complexe. D’une part, une théorie du complot assez répandue y voit une création de l’Occident pour faire réélire Jonathan Goodluck et éviter qu’un leader musulman du Nord soit élu au Nigéria. D’autre part, Boko Harram fascine, car il met en pratique à nos portes le rejet radical de l’Occident et de l’Etat démocratique moderne.
Contre l’Occident, contre l’Etat moderne
C’est en effet le double rejet radical de l’Occident et de l’Etat moderne, associés bien sûr à un islam politique proposant une société alternative, qui explique le succès de l’idéologie salafiste, et légitime de fait les violences, celle des manifestants d’hier au Niger, comme celle des jihadistes. Mais pourquoi ce double rejet est-il si populaire au Niger ?
Tout d’abord, le sentiment anti-français persiste, comme dans toute l’Afrique avec les comptes non soldés de la colonisation et de la Françafrique (d’où l’attaque au Niger de boutiques d’Orange ou de Total, et du centre culturel français). Mais il est relayé par un sentiment anti-occidental bien plus général (rappelons-nous la large approbation populaire de l’attentat du 11 septembre), alimenté par ce qu’on pourrait appeler la morgue américaine, comme aussi par la morgue des innombrables experts et donneurs de leçons du développement, ainsi que par les inégalités planétaires, la dépendance humiliante envers l’Occident et l’exclusion du plus grand nombre des bénéfices du développement.
D’autre part, les jihadistes du Nord-Mali comme Boko Harram attaquent aussi respectivement l’Etat malien et l’Etat nigérian: ceci aussi séduit au Niger, où le rejet de la classe politique nigérienne est massif et profond, face à la corruption croissante, à l’enrichissement débridé des élites, aux jeux politiciens exaspérants et stériles, à l’importance du chômage, ou à l’échec profond d’un système scolaire en déroute.
Ce rejet de l’élite politique s’étend à la nomenklatura musulmane modérée: les associations islamiques officielles ou les confréries sont accusées simultanément de collusion avec l’Etat et de laxisme religieux.
Au bout du compte, des organisations comme le Mujao ou Boko Haram deviennent le réceptacle de toutes les frustrations, car seules elles s’attaquent concrètement à l’Occident, seules elles s’attaquent concrètement à l’ensemble des élites en place, et seules elles prêchent un changement radical. Le salafisme et ses extensions jihadistes jouent en un sens le même rôle au Nord Nigéria, au Nord Cameroun et au Niger que l’extrême droite en Europe.
Une guerre idéologique bien mal engagée
La bataille idéologique est-elle perdue ? On peut le craindre, si un sursaut ne se manifeste pas. Certes, une partie importante de la population reste hors de l’influence fondamentaliste explicite ; quant aux salafistes radicaux, ils ne sont qu’une petite minorité. Certes une majorité de la population ne veut pas de la violence et souhaite une co-habitation paisible avec les chrétiens. Mais ce sont néanmoins les fondamentalistes qui occupent les espaces publics et les médias. Mais ce sont les salafistes radicaux qui sont à l’offensive, ce sont leurs prêches que reproduisent ad libitum les cassettes et les vidéos des rues.
En face, l’école n’est plus un lieu d’apprentissage de valeurs civiques et de pensée critique. En face, l’université n’est plus un site de résistance (c’est désormais un espace largement ouvert au salafisme).
En face, les tenants d’un islam des lumières, les partisans d’un islam tolérant, les musulmans modérés, les républicains défendant la laïcité, les militants démocrates se taisent ou se désolent en silence. Tous ont plus ou moins peur. Car attaquer le salafisme est un gros risque. Cela risquerait d’être perçu comme attaquer l’Islam. Ou être mis dans le camp des Occidentaux, voir à leur solde.
Autrement dit, ce sont les musulmans extrémistes qui tiennent le haut du pavé, ce sont eux qui marquent chaque jour des points. Ils sont, eux, en « guerre idéologique » et n’ont pas vraiment de combattants face à eux. Ils sont devenus quasi intouchables. Une preuve évidente de cette démission inquiétante de l’islam modéré comme de la classe politique et de la société civile est qu’il n’y a jamais eu de mobilisation populaire au Niger face à Boko Harram. Il est très grave qu’aucune manifestation n’ait jamais été organisée à Niamey en soutien aux victimes nigérianes de Boko Haram, que ce soit pour les lycéennes enlevées, ou après l’attentat contre la mosquée de Kano, par exemple. Personne n’a bougé, ce qui contraste évidemment tristement avec la réaction française face aux attentats contre Charlie Hebdo et la supérette kasher. De même, après les églises en feu du 18 janvier, les réactions publiques de condamnation et les gestes ostentatoires de solidarité ont été rares, fort tardifs et peu empressés.
Pourtant, à l’évidence, le danger principal aujourd’hui au Niger hors de nos frontières est sans conteste Boko Harram, bien plus redoutable encore pour nous que le Sud de la Lybie ou que le Nord du Mali. Et, faut-il vraiment le dire, bien plus redoutable pour les musulmans nigériens eux-mêmes que la France, les Etats-Unis ou un journal satirique ! Quant au danger intérieur majeur pour le Niger, c’est le salafisme radical, son terrorisme idéologique, sa rhétorique de l’exclusion. Tout serait à redouter d’une connexion accrue de ces deux dangers, dont ces deux jours de manifestations pourraient être les prémisses.
Il nous faut donc espérer un sursaut, sursaut des partis politiques, sursaut de la société civile ». Sursaut contre la violence, contre l’extrémisme, contre le salafisme.
Rêvons un peu : Et si, demain, une grande manif se déroulait à Niamey, avec toute la classe politique pour une fois rassemblée, contre les attaques d’églises, pour la tolérance religieuse, contre Boko Harram, avec des imams défilant avec des pancartes « je suis chrétien » côte à côte avec des prêtres défilant avec des pancartes « je suis musulman » ?
J.P. O.S.
Niamey, le 21 janvier 2015