« La toile de l’histoire, globalement, paraît tissée de vanité sotte et enfantine. Souvent aussi, de méchanceté puérile et d’amour de la destruction. »
Ce sont les mots d’Immanuel Kant, au début du petit essai qu’il écrivit à la va-vite entre la première édition et la seconde édition de sa Critique de la raison pure. Je ne les aurais pas cités si je n’étais pas d’accord.
Mais avant de réveiller les espérances de mon sympathique lecteur, je dois l’avertir que les neuf « thèses » qui suivent, s’orientent vers une vision du monde franchement hégélienne. De cette position « cosmopolite » Kant pense que l’homme éclairé peut suivre l’œuvre de la Nature (avec N majuscule), dans la liberté humaine, jusqu’à quelque état ultime du monde. Ou, si vous voulez, une « fin de l’histoire ».
Hegel et Marx étaient sûrement « éclairés » (L’aimable lecteur doit comprendre que je n’ai utilisé que ce qui pourrait être caractérisé comme une « cruelle ironie »).
Mon problème avec cette remarque de Kant n’est pas seulement de savoir où il va, mais comment il y parvient. Ce n’est pas formulé dans ce style philosophique du Kant de la maturité que Herder appelait une « lourde gaze ». Si cela avait été le cas, cela aurait pu facilement passer au-dessus de la tête de tout un chacun. Mais non, le tout est clair et cohérent.
Que l’histoire a du sens (notez l’omission de l’article défini), je ne suis pas porté à en douter, car je suis catholique et j’y crois. Il y a, d’abord, la référence de Jésus Christ : un avant Lui et un après Lui.
Une conception du « futur » est présente à la fois dans l’Ecriture et dans la Tradition, et l’idée que le Christ reviendra pour juger les vivants et les morts n’est pas une reconstruction intellectuelle. Mais il est, dirons-nous, problématique de dresser la carte de ce vaste plan quand il s’agit de succession d’événements politiques parfaitement terrestres.
Le désir de le faire pourrait constituer une véritable hérésie chrétienne. Il est difficile, même impossible, d’imaginer la succession, disons, de Locke Hume, Kant, Hegel, Marx, Lénine, Staline etc., issue de quelque autre « tradition de foi », même une foi en cours de décomposition. Nous avons la « raison », que la chrétienté catholique a assumée, dans le grand mouvement scholastique du Haut Moyen âge, maintenant au cœur du Salut.
L’histoire sans le Christ n’a pas de sens. Kant, pour moi, l’a décrit justement dans la citation du début ; car ce qui est laissé aux hommes, finit mal. Cela finit encore plus mal quand on assigne à l’histoire elle-même un dessein, que les hommes peuvent alors décider d’activer.
Il m’est arrivé dans ma jeunesse de rencontrer des échappés d’un des nombreux triomphes du programme des « lumières » : le Cambodge de Pol Pot, et le massacre de tous ceux qui pourraient seulement se trouver « sur la route de l’histoire. » Par exemple, tous ceux qui portaient des lunettes, ou savaient lire et écrire.
Jacob Burckhardt, un de mes historiens favoris – un poète au milieu de tâcherons – peut maintenant être félicité pour avoir pris la direction opposée au sentier kantien. Il ne se préoccupe pas du « progrès » ou des « lois ». Il n’est pas impressionné par les manipulateurs d’« évidence » – qui tiennent commerce en « théories ». Dans ses efforts pour « dégager » la science de l’histoire, il restaure celle-ci comme art. Comme Kant, c’est un produit de la tradition protestante, mais qui n’hésite pas à recourir en plus à l’interprétation catholique.
Les hommes, agissant de conserve, et avec la grâce de Dieu, peuvent venir à bout de choses merveilleuses, au temps voulu. Et ensuite ces accomplissements vont, au temps voulu, disparaître. Plus profondément, même ce qui est le plus beau (et Burckhardt « découvrit » la cité de la Renaissance comme une suprême « oeuvre d’art ») sera accompli comme tous les accomplissements humains : à un coût terrible. Souvent, à un coût moral terrible, comme Burckhardt n’a pas craint de l’exposer.
C’est ainsi que vont les choses ici bas, et seuls les fous pensent que les conditions réelles de la vie humaine peuvent être altérées, ou « améliorées » de façon consistante. Fous dangereux. Les sages sont intérieurement humbles, et extérieurement prudents quand ils donnent leur avis. Ils ne confondent pas le Temps avec l’Eternité.
Le mal n’est pas le contraire du bien. Il en est la privation. Tel est l’enseignement catholique, et il est juste. L’enseignement contraire est essentiellement manichéen. L’enseignement du Christ que « nous ne résistons pas au mal » répond à cela, profondément.
Mes pensées ci-dessus sont dues non à la lecture des philosophes mais à celle de quotidiens, publiés dans l’année 1914. En particulier du Daily Telegraph qui a eu l’obligeance de mettre ses vieux numéros de cette année-là sur internet, jour par jour.
C’est un journal anglais : les « grands événements » sont vus surtout à travers les politiques britanniques. On nous fait entrer dans le monde disparu d’Asquith et Lloyd George. A cette distance, nous pouvons apprécier pleinement combien ce monde ressemble à un village ; et par analogie combien toutes les capitales européennes sont des villages. Nous commençons à voir combien ces hommes étaient impuissants dans leur vanité et leur incompétence, quand ils creusent leurs propres tombes, et les tombes, réelles celles-ci, de millions de gens.
C’est « le premier brouillon de l’histoire », à l’état brut : rouge aux dents et aux griffes. Et cent ans plus tard, nous sommes encore en train de ramasser les morceaux.
Le célèbre collègue de Burckhardt, Frédéric Nietzsche, cet homme apparemment athée, fait une critique acérée non du christianisme (qu’il considère comme pusillanime) mais du faux christianisme. Il vaut la peine de le lire dans cette perspective implacable : car ce qu’il peut détruire peut être détruit. Il ne dit même pas que Dieu est mort. Il dit que Dieu a subi la mort, ce qui est plutôt plus subtil.
Le Dieu de l’Histoire a trouvé la mort, réellement, pendu sur Sa croix. Le Dieu ressuscité va au-delà de l’histoire.
Le christianime ne rend pas la vie plus facile. Il rend la vie plus difficile et la seule excuse qui peut être donnée, c’est que c’est la vérité. Il ne fuit absolument pas la réalité. Il exige une foi qui peut diriger son regard tout droit au fond du charnier, et ne pas en être ébranlé.
Vendredi 3 octobre 2014
Photo : Jacob Burckhardt
David Warren est l’ancien rédacteur en chef du magazine Idler et chroniqueur au Ottawa citizen. Il a une expérience étendue du Proche et de l’Extrême Orient. Son blog Essais en oisiveté peut être consulté maintenant sur http://davidwarrenonline.com/
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2014/staring-down-history.html