C’était dans l’intervalle entre les cérémonies du Commencement à Amherst et l’arrivée, en fin de semaine, de foules d’anciens élèves qui reviennent pour les réunions d’anciens. C’était en général un moment de pause entre deux phases d’excitation. Mais nous avons perçu, tourbillonnant autour de nous, une agitation sérieuse autour la question de la religion et la loi. Et je me suis donc senti poussé à relire le classique de John Courtney Murray de 1960, Nous maintenons ces vérités. Ce livre a été considéré comme un marqueur de l’acceptation croissante, par l’Eglise, des principes du régime américain.
Mais l’ironie est que l’Eglise allait devenir la principale force de soutien de l’enseignement du droit naturel comme fondement moral de l’Union et de la Constitution. Contre les changements vers le relativisme, l’Église maintiendrait, avec Lincoln, le fait que «tous les hommes sont créés égaux» n’était rien de moins qu’une «vérité, applicable à tous les hommes et tous les temps. »
Murray rédigea son ouvrage parce qu’il était déjà conscient des forces qui pourraient nuire à cet enseignement. Il a écrit avec un sentiment d’urgence, et pourtant c’était avant l’avènement de la pilule et la révolution sexuelle, et le début des tendances qui rendraient les crises de son époque plutôt fades en comparaison de celles d’aujourd’hui. Et pourtant, le livre de Murray contient quelques vérités fortes qui peuvent encore paraitre nouvelles. D’une part, il a reconnu comme peu d’autres l’ont fait, que le fameux Premier Amendement a subtilement intégré des prémisses du relativisme. La Constitution a été élaborée pour une société déjà très divisée dans ses engagements religieux. Alors que le premier amendement visait à protéger le «libre exercice» de la religion, il était compris comme devant protéger tout ce qui était considéré comme une «religion».
De ce point de vue, comme l’a dit Murray, une église peut être considérée simplement comme «une association volontaire de personnes qui partagent les mêmes idées; que ses origines ne dépendent que dans la volonté des hommes à s’associer librement à des fins de religion et de culte; que toutes les églises, dans la mesure ou elles découlent d’inspirations religieuses équivalentes, sont sur un pied d’égalité face à la loi divine et évangélique. » Dans cette perspective, que Murray a décrite, « les églises sont inévitablement englobées dans la catégorie des associations privées organisées à des fins particulières. Elles tirent leur droit à l’existence du droit positif. Leur droit à la liberté est un droit civil »- autrement dit, ce n’était pas un droit issu de la loi naturelle, un « droit »qui existerait même si il n’y avait pas de Constitution et le droit positif.
Mais les demandes de l’Église ne doivent jamais être en contradiction avec ces prémisses morales, parce que l’Église s’appuie sur des vérités considérées comme des vérités de tous temps et tous lieux. Et c’est ce qui constitue le défi de l’Eglise dans une «société pluraliste ». Sans se renier, l’Eglise ne peut pas reconnaître des vérités rivales, réclamant toutes le même statut.
Et pourtant, pour le bien de la paix civile, l’Eglise serait favorable à une «culture civique» qui accorde la dignité et le respect de toutes les religions. Le point d’ancrage est, bien sûr, que l’Église accorde le respect à tous les êtres humains, considérés comme «enfants de Dieu ». Mais cela ne signifie pas qu’elle doit accorder le même respect à tous les groupes issus de l’inventivité humaine, qu’ils soient des clubs de base-ball, des bandes criminelles – ou des églises. Ceci a été une question épineuse pour l’Eglise, pas toujours envisagée avec finesse. En effet, dans certains milieux, il y a eu une objection à Dignitatis Humanae (1965), vue comme hérétique dans sa volonté d’accorder la dignité à pratiquement toutes les religions.
Pour traiter ce problème, Murray s’est appuyé sur un discours (Ci Riesce) prononcé par Pie XII devant une assemblée de juristes en Décembre 1953. Le pape traitait le problème de la formation d’unions ou fédérations politiques solides entre États indépendants, qui étaient de compositions religieuses tout à fait différentes. Mais Murray a perçu que les réflexions du pape portaient également – ou même plus précisément – sur le problème de la religion dans ce pays.
Je ne m’étais pas rappelé ce discours, et en le lisant pour la première fois je me suis demandé pourquoi cet essai, si dense et précis, ne trouvait pas sa place dans tous les manuels de jurisprudence.
En s’emparant du problème, le pape a indiqué sans ambigüité que la question devait commencer par la définition de « la vérité objective ».Par-dessus tout , il doit être clairement indiqué qu’aucune autorité humaine, aucun Etat, aucune communauté d’Etats, quel que soit leur caractère religieux, ne peut donner un ordre ou une autorisation d’enseigner ou de faire ce qui serait contraire à la vérité religieuse ou au bien moral… Pas même Dieu ne pourrait donner un tel ordre, parce que ce serait en contradiction avec Sa vérité absolue et Sa sainteté.
Dieu a le pouvoir de faire obstacle à l’erreur et au mal, mais à certains moments, dit Pie, il choisit de «non impedire » – Il choisit de ne pas faire obstacle à l’erreur ou au mal. Et donc «le devoir de réprimer une erreur morale et religieuse» peut être parfois subordonné à une « meilleure politique » de promotion du «plus grand bien ». Pour Pie, ce plus grand bien était la paix sociale.
C’est peut-être ce que nous pouvons faire de mieux, mais c’est au mieux une politique de «prudence», et elle peut être poursuivie principalement en ne regardant pas de trop près les «vérités» qui la sous-tendraient. Et pour aggraver les choses, il y a moins de limites de principe sur ce que les intellectuels de nos jours sont prêts à considérer comme une «religion».
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http://www.thecatholicthing.org/columns/2014/john-courtney-murray-pius-xii-and-some-bracing-truths.html
Illustration : Allégorie de la prudence (tombeau de François II, duc de Bretagne