Natalia Bottineau – L’année pour la Vie consacrée commencera le 30 novembre prochain et se prolongera jusqu’au 2 février 2016, alors que beaucoup de nouvelles communautés sont frappées par des crises : c’est le signe d’une maladie dans l’Eglise ?
Rambert Dekker – Il faut distinguer crise et crise :
– Une crise due à la personnalité d’un fondateur ou d’un responsable local. Mystérieusement, le charisme passe et dure malgré tout. C’est le mystère de la maternité de l’Eglise qui enfante ses enfants à la sainteté même quand le père est indigne. C’est une épreuve que tous ne peuvent pas traverser : les départs sont inévitables, et même nécessaires. On apprend à ne pas juger qui reste ou qui part, chacun agissant en conscience devant Dieu. C’est sûrement une école de sainteté. Il faut ensuite beaucoup de travail et une génération ou deux pour surmonter un tel drame.
– Ou bien une crise de croissance, due à l’inexpérience, à une certaine ingénuité qui ne prend pas assez en compte l’expérience séculaire des autres formes de vie consacrée, voire à un manque d’accompagnement de la part des pasteurs. Une communauté nouvelle qui apporte des vocations sacerdotales, des familles chrétiennes et des jeunes comble les trois principaux vœux d’un évêque. Mais il ne doit pas pour autant abandonner la vie consacrée naissante à la seule « gestion » parfois très maladroite des laïcs mariés. Il y a un devoir spécifique des pasteurs pour ce petit troupeau souvent modeste mais signe de la bonne santé de la communauté, de l’Eglise.
Qu’entendez-vous par ingénuité ?
C’est, au mieux, ingénu de croire qu’on va « sauver l’Eglise ». Les nouvelles fondations ont parfois tendance à croire que le salut vient par elles. Et ce n’est pas faux : un air frais, la joie de la foi, la créativité, l’élan apostolique, font du bien à toute l’Eglise. Mais dans l’enthousiasme, le jaillissement des nouvelles fondations, on pense parfois que le droit canon ou le recours à l’expérience des autres empêcherait la croissance. Quand on est amoureux, on croit pouvoir vivre d’amour et d’eau fraîche. Mais si l’on veut fonder une famille, il faut aussi du bon sens, une solide incarnation, et des modèles.
C’est le droit – et l’autorité chargée de le faire respecter – qui permet de canaliser les forces suscitées par l’Esprit Saint, et d’éviter des zones de non-droit où les personnes sont sacrifiées à la mission, au groupe. Le témoignage chrétien vient de la vie fraternelle authentique et du respect des personnes, y compris, c’est névralgique, avec des conséquences à long terme, le respect du droit du travail. Dans les communautés religieuses ou les vocations se font rare, on a beaucoup de tact avec les novices. On risque de ne pas être aussi attentifs aux personnes quand les candidats sont nombreux : comme si cela allait de soi que cela dure.
Et puis si l’on organise peu à peu les « entrées » et le discernement des vocations, la charité fraternelle exigerait que l’on prévoie aussi de pouvoir accompagner fraternellement les « sorties », inévitables quand on cherche sa vocation et dans un monde où les jeunes ont du mal à se « trouver » eux-mêmes : il y a des tâtonnements. Certains monastères accompagnent ceux qui sortent de façon exemplaire. Les communautés nouvelles pourraient en prendre de la graine : on ne travaille pas pour soi, mais pour l’Eglise, en Eglise, et l’Eglise, pour le monde. Pour donner au monde ce dont il a le plus besoin : le Christ. La crise des années soixante et soixante-dix a provoqué la sortie de nombreux religieux de leurs communautés, leurs frères qui les ont aidés à sortir dans la plus grande charité ont été admirables. On touche du doigt que la gratuité est l’antidote aux dérives sectaires : travailler gratuitement pour d’autres et pas pour soi. Ne pas chercher l’héritage des vieilles dames seules pour financer sa propre fondation, sa mission (ce serait vraiment le signe d’une maladie spirituelle, mais là les tribunaux doivent faire leur travail), ne pas chercher à recruter, pour soi, pour un groupe mais à donner, et se donner soi-même, donner sa vie pour l’autre. Pas de plus grand amour.
Cela signifie consentir à ce que la fécondité spirituelle des communautés soit à la dimension de l’Eglise et pas du groupe. Sinon, on s’enferme, on se stérilise. Il y a des communautés religieuses qui s’étiolent, humainement – elles n’ont pas « d’entrées » -, mais où le sens de la fécondité d’une vie offerte pour toute l’Eglise et le monde fait rayonner de joie les vieilles sœurs, détachées même de l’attente d’une « relève ». Les communautés nouvelles pourraient réfléchir à cela avec gratitude : leur fécondité apostolique vient aussi de ces vies qui les ont précédées, offertes en silence, quelque part, pour toute l’Eglise et ce monde. Pas d’autosuffisance possible dans l’Eglise.
Les départs viennent parfois de problèmes psychologiques ?
On peut continuer à demeurer dans sa communauté même avec des soucis psychologiques. L’essentiel est de ne pas se mentir ni mentir à la communauté. Comme le cas d’une jeune dont les « sœurs » ont appris qu’elle avait fait une tentative de suicide. On leur avait dit d’abord qu’elle avait eu un « accident » et on l’avait éloignée de la communauté. Une responsable s’est justifiée en disant : « Elle avait des antécédents… » Raison de plus pour l’entourer et demander l’assistance d’experts pour l’aider efficacement. Au lieu de l’isoler et de la mettre à l’écart.
Mais il y a aussi la dépression due à un épuisement apostolique. C’est autre chose : si un jeune naguère plein d’ardeur, se met à tenir des propos amers, à pleurer facilement, il a peut-être tout simplement besoin de belles vacances fraternelles. Les symptômes qui ne sont pas affrontés – sous prétexte de remèdes spirituels : qu’il se convertisse, qu’il se « donne » davantage, etc – ne peuvent que s’aggraver.
Dans tous les cas, une souffrance psychique a besoin d’être prise en charge, comme un souci de santé physique. Et si c’est l’appartenance à la communauté qui crée cette souffrance, il faut avoir le courage d’affronter la question dès les premiers signes, sans mettre pour autant en cause l’appel du Christ. Face à la crise d’un/e consacré/e, la réponse de pères ou de mères de famille accompagnateurs/rices dans des associations de fidèles est parfois : « mais tu ne t’es pas trompé/e de vocation ? » Et un jeune passe ainsi en quelques semaines du statut de « consacré/e » à celui de « fiancé/e ». Même si cela fait ensuite des mariages heureux et de saintes familles, grâce à Dieu, on peut regretter que les vocations soient si vite découragées, comme si on préférait remettre en cause le don de Dieu plutôt que l’appartenance au groupe et son mode de fonctionnement.
Imaginez l’inverse : un/e consacré/e qui « accompagnerait » un père, une mère de famille et devant une difficulté, lui dirait : « mais tu ne t’es pas trompé/e de vocation ? » Ce n’est pas parce que l’Epoux est invisible qu’il faut agir comme s’il n’existait pas. C’est peut-être cela qui manque : reconnaître la présence de l’Epoux invisible, humble, mais Tout-puissant… On n’est pas d’abord consacré à une œuvre, mais à Lui. Les orientaux chrétiens ont davantage gardé ce sens de la présence de l’Epoux que les consacrés ont la vocation d’indiquer au monde, témoignant de l’invisible présence par l’absence visible.
On dirait une infiltration dans ce domaine de la culture du « déchet », pour reprendre le diagnostic du Saint-Père. Or, une vocation n’est pas un appareil jetable, c’est un appel de Dieu. Rien moins que cela. Si une vocation ne s’épanouit pas chez nous, très bien, on est désolés de voir un membre de l’association s’éloigner, mais, comme des parents aimants, on continue de l’accompagner pour qu’il trouve sa voie, en étant heureux d’avoir fait ce bout de chemin ensemble et sans rien renier. La vocation, la réalisation de l’état de vie étant premier par rapport à l’appel dans un groupe. Les associations de fidèles doivent aider les familles, les couples, pas sacrifier la famille, le couple à l’association. L’analogie avec la vie consacrée tient la route.
Dans tous les cas, la solitude – ou l’isolement – dans lesquels on laisse un membre de l’association en difficulté est mauvais signe : refus d’affronter les questions, incapacité d’intégrer qui n’est pas formaté comme le groupe, mise à l’écart des plus faibles…
Quelle est la « nouveauté » de la consécration dans les communautés nouvelles ?
Une première distinction est à faire : religieux ou laïcs ? Il faut annoncer la couleur aux jeunes. Le droit canon distingue les différents statuts et les instituts eux-mêmes ont des règlements ou constitutions que l’Eglise vérifie avant de les approuver définitivement. Non seulement on fixe le nom, éventuellement l’habit, le mode de vie, la prière, l’apostolat, les devoirs et les droits. Pour garantir le respect de la personne et sa croissance spirituelle, sa liberté intérieure, et les objectifs de la mission qu’elle soit contemplative ou apostolique ou les deux. Le but du droit canon (dernier article) c’est le « salut des âmes ». La méfiance vis-à-vis du droit, rechigner à donner des statuts clairs et à les soumettre à l’Eglise n’est pas non plus un bon signe.
Certes, on peut craindre d’étouffer le charisme sous une structure prématurée. Le timing est important. Mais les pasteurs sont là pour accompagner, de près, fraternellement. Et c’est pénible – c’est la fameuse souffrance pastorale dont le pape François parle à ses prêtres – mais indispensable.
On a parfois mis la charrue avant les bœufs : on a créé des structures apostoliques avant de créer l’espace de vie des personnes consacrées, des apôtres. Il faudrait avoir l’audace de faire ce qu’a fait une communauté nouvelle : tout arrêter pendant des mois pour se donner le temps de faire des évaluations, laisser parler la réalité, les membres de la communauté, l’Esprit Saint et l’Eglise. Une jachère revigorante. Pour rebondir. Parfois, il faudra un envoyé de Rome pour faciliter cela.
Y a-t-il une différence entre consacrés laïcs et religieux, pour ce qui est de l’obéissance ?
Une personne consacrée à Dieu s’efforce de vivre, à l’école du Christ, de Marie et de saint Joseph les Conseils évangéliques de chasteté, pauvreté et obéissance. Si vous êtes laïc, engagé dans le monde, vous ne pouvez pas être tenu à l’obéissance « religieuse ». Dans le dialogue « religieux », le dernier mot est au supérieur, sauf bien sûr objection de conscience, et toujours dans les domaines définis par les constitutions de l’institut.
Dans le dialogue avec le responsable d’une association, le laïc a le dernier mot, parce que c’est lui qui portera le poids et souvent le prix de la décision, de la responsabilité : s’il quitte son travail pour un engagement apostolique par exemple, ou s’il change de ville ou de pays pour servir ailleurs. Ce serait un abus de demander à des jeunes laïcs de quitter leur famille, de se donner à la mission au point qu’ils se retrouvent après quelques années, à 25 ans, sans diplôme, sans travail, sans racines. On grille les gens. C’est une conception de la mission à courte vue. Ou de demander à des jeunes de quitter leur travail, de les déplacer sur la carte du monde. La secte Moon aussi fait cela. Quand les religieux le font, ils ont des maisons, des communautés, des réseaux, un soutien qui garantit le gîte et le couvert, l’assurance maladie… Il ne faudrait pas confondre l’insécurité, la précarité, avec l’abandon à la Providence.
Vous touchez la question de la pauvreté ?
On peut mettre faussement sous le nom de pauvreté cette négligence par rapport aux questions financières qui favorise la loi du plus fort : ce sont les plus faibles économiquement ou socialement (absence de réseaux de relations puissants, liens familiaux inexistants) qui payent les pots cassés, avec des dizaines d’années sans cotisation pour la retraite (travail au noir, déclaration au pair…), voire sans assurance maladie. Bien sûr, je parle dans le contexte d’une culture « occidentale ». Ces membres ne peuvent pas, en cas de grave souci, quitter le groupe : ils n’en ont pas les moyens. On n’est pas une secte tant que la sortie reste possible.
Il y a des associations apostoliques où cette précarité a été infligée aux membres fondateurs au nom de la soi-disant « priorité » de la mission: il serait raisonnable d’envisager une forme de réparation systématique de ces abus, sans prescription. Tout le monde s’y retrouverait. Qu’on ne croie pas que les injustices n’ont d’impact que lorsqu’elles sont dénoncées à un juge ou à la presse. Chaque injustice non réparée « plombe » invisiblement et non moins réellement la fécondité de la mission.
Et quand on dit « abandon à la Providence divine » (slogan pseudo-spirituel utilisé pour imposer ces pratiques illégales), il faut bien s’entendre. Un aumônier d’étudiants, amusé de leur recours un peu immature à la « Providence divine », leur disait : « La Providence a déjà pourvu ! » « Comment cela ? » « Elle vous a donné un cerveau pour réfléchir, prévoir, anticiper. » Quelqu’un qui s’abandonne à le Providence divine, par exemple dans une vie mendiante, s’appuie forcément sur l’abandon à la Providence divine vécue de cette autre façon par quelqu’un qui a réfléchi, prévu et anticipé pour lui-même et pour les autres. Le mérite de ce dernier et sa contribution à la mission ne sont pas moindres.
Est-ce que l’obéissance est la même dans toutes les communautés ?
L’obéissance, c’est névralgique : elle met en liberté, ou, mal comprise, tue la liberté. Mais elle est toujours relative aux constitutions. Si vous êtes consacré laïc, dans un mouvement plus vaste où il y a aussi des familles, quel est le rapport d’autorité ? Dans quel domaine ? Il faut que les questions soient posées et trouvent des réponses dès la première génération.
Les conflits d’obéissance ne sont pas rares dans les groupes sans statuts clairs : obéissance au responsable local de mission, au responsable de la vie consacrée ou au responsable national ou international ? Tant que les choses ne sont pas définies, on met les gens dans des situations inextricables: autant d’énergie perdue pour la mission. L’obéissance religieuse elle-même reste relative, non seulement à la conscience mais à la règle de vie. Celle-ci garantit un pacte d’alliance: on sait à quoi on s’engage et avec qui. L’absence de constitutions, c’est la loi de la jungle.
Comment cela peut-il arriver ?
Par exemple, une femme consacrée dans une communauté nouvelle éclate un jour en larmes parce que pour la énième fois, elle essuie des reproches de ses responsables : elle aurait dû se trouver, à la même date, à un rassemblement régional, à un week-end apostolique et à une rencontre avec ses consœurs. Sa décision a fâché deux « responsables » sur trois. Il faut réfléchir aux situations en amont par respect pour les personnes et pour le bien de la mission, qui ne peuvent pas être opposés : qu’il y ait un protocole de consultation des responsables, une hiérarchie des priorités, sinon c’est la voix du plus fort qui l’emporte et la liberté est piétinée. Pour un prêtre incardiné dans un diocèse la situation est claire: en cas de conflit d’engagement, il fera ce que son évêque lui demande, ou ensuite son curé, puis seulement son association. Si c’est écrit à l’avance, pas de conflit, comme la priorité à droite ou le sens giratoire. Les règles n’empêchent pas tous les accidents mais elles les font diminuer drastiquement et en tous cas établissent les responsabilités.
Est-ce que l’on peut « critiquer » ses supérieurs ? N’est-ce pas contraire à l’obéissance ? En d’autres termes, ne peut-on pas être tenté de critiquer parce qu’en fait on ne veut pas « obéir » ?
C’est un point délicat. Les Légionnaires du Christ ont été libérés de l’obligation – de « charité » – de ne pas critiquer un supérieur. On voit qu’une telle obligation peut conduire à l’omerta. On oublie parfois cette distinction très aidante que donnait un père jésuite : il y a des jugements « d’existence » et des jugements de « valeur ». Lorsque l’on dit – pour faire court – qu’il ne faut pas « juger », on se réfère à ce dernier type de jugement : pas de jugement de valeur sur les personnes, pas de procès d’intention, ni de « commérages » comme dit le pape François. C’est la charité du Christ qui le demande, la miséricorde. Mais pour évaluer régulièrement notre agir, il faut des jugements « d’existence ». Un très bon exemple est donné par sainte Thérèse de Lisieux, qui en matière d’amour n’a de leçon à recevoir de personne, lorsqu’elle dit que l’omelette qui lui est servie est une « savate ». Elle ne juge pas la sœur qui lui a certainement fait l’omelette avec amour. Mais c’est « quand même une savate ». Si, sous prétexte de « ne pas critiquer » – par « charité » – on s’abstient de regarder les choses en face, si l’on devient incapable de dialoguer, d’essayer de comprendre l’autre, de se laisser remettre en question, au mieux, on frôle le sectarisme. Saint Benoît conseille de donner la parole d’abord aux jeunes, de les mettre en liberté de parole.
Et pour la formation ?
Pour la formation, il faudrait des pages. Juste deux points. La formation demande d’abord un objectif, un lieu et un temps définis. Il y a des questions simples à se poser : former à quoi ? Former où ? L’étudiant reste lié à sa communauté d’origine ou est rattaché à sa communauté d’accueil ? Combien de temps ? Il est raisonnable, surtout en cas de départ à l’étranger, de rester rattaché à sa communauté d’origine et de pouvoir y revenir régulièrement : cela suppose un budget voyages. Secundo, la formation ne saurait se réduire aux « études ». Elle est humaine, spirituelle, voire pastorale dans les communautés apostoliques, en même temps qu’intellectuelle, théologique. Qui sera responsable de moduler l’ensemble du programme pour garantir l’équilibre ? Ce serait bon qu’on n’ignore pas les problèmes que les anciens ont réfléchis et résolus. On ne peut pas tout réinventer à chaque génération… Et de nouveau, il ne s’agit pas, contrairement à des idées reçues, d’une entrave à la mission, mais d’une garantie de la prolonger dans le temps et l’espace, en fortifiant d’abord les missionnaires.
Dans les communautés ou laïcs mariés et consacrés vivent du même charisme, comment s’harmoniser ?
Un carme disait un jour à propos d’un groupe de consacrées dans ce type de mouvement ecclésial : « Tant que les « sœurs » n’auront pas leur autonomie, vous ne vous en sortirez pas. » Autonomie ne dit pas indépendance. Mais passage à l’âge adulte, pour ne pas toujours considérer les « sœurs » ou les « frères » comme des « mineurs » sous tutelle. Cela suppose notamment l’élection libre de leur propre responsable et pas une nomination par des personnes vivant l’appel à la sainteté dans le mariage ou la vie sacerdotale. Et rédaction, par eux/elles (leurs délégué/es élu/es), de leurs statuts : c’est ce que le Père Giuseppe Montan a aidé les consacrées de Regnum Christi à réaliser.
C’est prophétique de ce qu’il est juste de faire dans les mouvements ou les associations où il y a des personnes d’états de vie différents. Il faut union sans confusion des charismes : mariage, sacerdoce, célibat consacré sont des voies de sainteté, des réponses à l’appel du Christ, distinctes, complémentaires. Elles disent chacune quelque chose de Dieu lui-même et de notre avenir qui est Lui. De même qu’ils disent aussi quelque chose de Dieu les célibataires qui n’ont pas encore opté pour un état de vie, ou les veufs, etc.
Autonomie signifie aussi finances autonomes, maisons propres, prévisions pour l’avenir, stabilité. Les « mouvements » non résidentiels sont assez volatiles, mais les consacrés ont besoin de construire leur communauté dans la stabilité, à l’instar des familles, ce qui n’est pas de l’immobilisme. Cette stabilité à l’intérieur d’un mouvement plus mobile sera une force pour l’évangélisation. Pour évangéliser il faut un point d’appui, pas seulement un levier.
En quelques années, dans une association apostolique où laïcs mariés, prêtres et femmes consacrées étaient mobilisés pour la même mission, celles-ci sont toutes parties : le Christ appelait, mais les exigences spécifiques d’une vie consacrée féminine dans le monde n’étaient pas reconnues. Un des prêtres de ce groupe avait dit : « Les « sœurs », c’est un réservoir de force apostolique. » Certes. C’est le levier : où est le point d’appui ? « Dieu seul ! » Belle réponse désincarnée. D’une part, on ne peut pas réduire les personnes à ce à quoi elles peuvent être « utiles ». L’exemple de Marthe Robin montre que l’on peut être cloué sur un lit de douleur pendant des décennies et avoir une fécondité apostolique immense. D’autre part, l’union à Dieu est la condition de la fécondité, il faut donc un genre de vie qui permette cette union à Dieu. La course en avant apostolique peut la mettre en danger, et ainsi, à terme, nuire à l’apostolat lui-même.
Un habit commun spécifique ne serait-il pas utile pour signifier cette mise à part ?
Un uniforme ne dit pas seulement une mise à part, il suppose un vestiaire commun, un budget commun, une solidarité effective. Sinon, c’est un signe extérieur qui ne fait plus signe, en tous cas pas plus que celui d’une chorale les soirs de concert. Il vaut mieux qu’il n’y ait pas de signe extérieur mais une fraternité vraie, stable, consolidée, y compris par des constitutions validées par l’Eglise. Sinon, c’est un leurre. Et en général l’habit commun signifie une mise à part de type religieux, voire monastique, et pas un engagement « laïc », au cœur du monde. Et il implique bien d’autres choix.
Vous semblez pessimiste ?
Les difficultés rencontrées par la famille aujourd’hui sont telles que le Saint-Père convoque deux synodes – un extraordinaire et un ordinaire – sur ce thème. Qu’on ne s’étonne pas que cette autre voie de sainteté, la vie consacrée, ait elle aussi besoin d’une année extraordinaire qui « booste » les anciens charismes et accompagne les nouveaux. Ce pourrait être l’occasion pour les nouveaux charismes de découvrir la beauté des anciens, concrètement, fraternellement, et réciproquement. Que plus jamais une jeune engagée dans le célibat au sein d’une nouvelle communauté n’entende une religieuse lui demander : « Vous êtes une vraie ou une fausse soeur ? » Et que plus jamais un prêtre d’une communauté nouvelle ne déclare : « La vie religieuse sous sa forme classique est fichue. » Cette année ouvre une espérance de se connaître, de s’estimer, de s’enrichir, de se servir, entre différents charismes dans l’Eglise. Une année pour apprendre les uns des autres. Et pourquoi pas, pour se promouvoir mutuellement ? Un/e jeune qui n’est pas fait/e « pour chez nous » ne pourrait-il/elle pas être heureux/se « chez vous » ? Là où c’est déjà vécu, il y a une joie profonde.
Il y a des « sectes » dans l’Eglise ?
Un groupe, religieux ou pas – même une famille ou une entreprise -, mobilisé par un objectif qu’il s’est donné ou qu’il a reçu, est soumis à des pressions auxquelles il peut répondre par des comportements sectaires, voir par la manipulation en vue d’atteindre l’objectif. Les communautés religieuses n’en sont pas exemptes : elles ne sont pas immunisées par exemple contre la volonté de puissance de tel responsable.
C’est d’autant plus important que des statuts garantissent les droits et les devoirs de chacun. Le droit est un garde-fou contre les dérives sectaires. Par exemple, quel type d’engagement dans le célibat l’association nouvelle propose-t-elle ? Une promesse faite à Dieu ? C’est ce qu’on appelle un « voeu », en droit canon. Un vœu privé définitif, au terme du discernement ? Ou un engagement indéfini envers le groupe ? Attention, danger. On n’épouse pas un groupe. Ce serait pour le coup, une secte.
Dans un groupe, un responsable, marié, disait des jeunes femmes aspirant à une vie consacrée: « Il ne faut pas qu’elles fassent de « vœux », car si elles veulent ensuite se marier, il faut un évêque pour les libérer de leur vœu. » C’est une erreur du point de vue du droit : un prêtre peut libérer d’un vœu privé. C’est erroné du point de vue du spirituel, et simplement humain: c’est ne pas accepter qu’un engagement vis-à-vis de Dieu puisse être définitif. A terme, seul un engagement définitif permet de construire sa vie.
Un engagement définitif vis-à-vis de Dieu, pas d’abord de l’institut, même si c’est le lieu où s’incarne la vocation: les instituts passent, Dieu reste, l’Eglise demeure. Une bénédictine qui a quitté sa communauté est restée Vierge consacrée : une consécration reçue en tant que moniale qu’elle a vécue ensuite dans le monde. Ce serait une tromperie que de faire croire à des femmes qu’elles sont « consacrées » dans l’Eglise quand leur engagement « dans le célibat » dans leur groupe apostolique n’a aucun statut canonique. Stricto sensu, comme le disait une religieuse : « Vous n’êtes ni sœurs ni consacrées ! » Pas faux, même si de telles interpellations, si elles ne sont pas adressées aux responsables, ou à l’évêque, ou aux dicastères romains concernés, ne font que blesser et sont même contre-productives. Toute agressivité ne fait que resserrer les liens avec le groupe et accentuer le repliement sur soi. En somme, lorsqu’on ignore volontairement les catégories du droit, le risque d’une dérive sectaire augmente.
Ce sont les évêques qui doivent faire respecter le droit ?
Lors d’une visite de l’évêque tout le monde est au garde-à-vous. Il faut donc une proximité régulière, une « vigilance quotidienne » dit le Saint-Père, pour diagnostiquer les vrais soucis. Le droit canon dit aussi que les fidèles ont non seulement le « droit » mais le « devoir » de faire connaître leurs besoins à leur évêque. Mais il faudra du cran pour qu’un membre d’un groupe en difficulté arrive à demander de rencontrer son évêque pour lui confier les problèmes vécus (dans une communauté que l’on aime, sinon, on partirait sans délais).
Quand on fait cela, on n’est pas une « balance » même si on en a l’impression, au contraire, on fait son devoir. Il arrive pourtant que ces contacts soient un coup d’épée dans l’eau. S’il y a, notamment, des vocations sacerdotales dans le groupe, la souffrance d’une poignée de consacrés a finalement peu de poids. Certains pasteurs choisissent la prudence pour laisser grandir le bon grain et l’ivraie.
Comment cependant, aider une personne consacrée en difficulté ?
Le prêtre – directeur spirituel, confesseur, curé – aussi est un garde-fou important. L’Eglise recommande une nette séparation entre for interne et for externe. Si le prêtre appartient au groupe, une personne peut être complètement coincée entre un « père spirituel », une « accompagnatrice » et un « responsable » qui lui chantent tous la même chanson et se mettent d’accord sur une « stratégie » commune. Dérive sectaire.
Autre cas : une jeune femme avait contracté un engagement dans le célibat pour le royaume au sein d’une fédération de communautés nouvelles. Mais quand sa communauté – non résidentielle – a quitté cette fédération, elle s’est retrouvée sans référence pour vivre sa vie consacrée à Dieu.
Le bien de cette personne consacrée n’a pas été pris en compte par sa communauté. Peut-être aussi en raison d’un problème assez répandu : une forme de rivalité spirituelle entre saintes femmes. Une certaine jalousie – appelons un chat un chat – de femmes mariées qui ont bien compris que le mariage était une voie de sainteté, face à la vie consacrée, dont on ne comprend plus la spécificité puisque des deux côtés, on cherche la sainteté. On peut arriver à percevoir la vie consacrée comme « concurrente » pour la sainteté des laïcs mariés, voir comme désormais « inutile », pire comme un frein à la mission. Un certain mépris de la virginité s’insinue. On oublie que c’est Dieu qui l’a voulue et qui a montré le chemin.
Un professeur de théologie du mariage exprimait les choses ainsi : les consacrés n’ont pas besoin d’un sacrement, leur consécration est l’accomplissement de leur baptême, parce que le baptême ce sont des épousailles avec Dieu. Pour « en épouser un autre ou une autre », oui, il fallait un sacrement : le mariage. On rêve que les deux vocations se promeuvent et se soutiennent réciproquement. Mais lorsque l’on ne perçoit plus la spécificité de la vie consacrée, c’est peut-être qu’on ne comprend pas la dimension des épousailles du baptême dont elle est le signe d’une façon différente du mariage. Il y a un risque de dérive sectaire : on n’accueille plus la sagesse séculaire de l’Eglise, on se replie sur soi.
Cette jeune femme se retrouvant seule pour vivre sa vie consacrée a réalisé que la Consécration des Vierges correspondait à sa spiritualité et à son engagement au cœur du monde dans son diocèse. Un prêtre auquel elle s’est confiée l’a rabrouée en lui faisant des reproches : « Pourquoi avez-vous quitté vos sœurs ? » Les situations nouvelles ne sont pas faciles à comprendre quand on a fait son séminaire avant Vatican II… Une injustice s’ajoute alors à la première. Le garde-fou n’a pas fonctionné : la jeune femme a été laissée seule, abandonnée aux mains de responsables, inexperts, de sa « communauté ».
L’évêque aussi l’a rabrouée, ignorant ce qu’était l’Ordo Virginum. Elle a alors traduit dans sa langue une présentation canonique et spirituelle de l’Ordo.
Inutile, elle a essuyé un nouveau refus. Ce qui est nouveau fait peur. Le manque de soutien de sa communauté aussi faisait peur. Il a fallu attendre deux autres évêques avant que son désir ne soit exaucé. Je crois que cette personne a pleuré pendant vingt ans, de ne pas recevoir le sceau de l’Eglise sur sa consécration à Dieu… Une exigence pour elle-même et pour sa famille. Il y a des martyrs cachés de la vie consacrée. Cachés, mais aussi perçus instinctivement par l’entourage: aucune jeune ne se hasardera à la suivre. On stérilise le don de Dieu, un don pourtant « indispensable » pour l’Eglise, dit le préfet de la congrégation pour les évêques, le cardinal Marc Ouellet, dans sa réflexion sur le ministère des évêques et la vie consacrée.
On a dans ce cas aussi l’impression que, pour des mouvements de laïcs, perdre une vocation au célibat n’est pas grave du moment que l’on conserve un membre du groupe. C’est sacrifier l’appel, le charisme donné par Dieu, qui rend heureuse la vie dans le célibat consacré, à l’appartenance au groupe. Voilà un comportement de type sectaire. Or, encore une fois, on ne travaille pas pour soi mais pour l’Eglise, non pas en soi mais en Eglise, et l’Eglise pour ce monde.
Mais où sont les familles des personnes consacrées dans toutes ces péripéties ?
C’est en effet un autre garde-fou. Elles sont parfois écartées, à raison et à tort. A raison, selon l’appel de l’Evangile à tout quitter pour le Christ, parce que, humainement, de même que, dans un couple, les fiançailles sont un temps d’apprentissage pour prendre les décisions ensemble et non plus avec papa et maman, de même la vie religieuse ou consacrée laïque demande ce passage à une nouvelle famille. Mais à tort, parce que la famille est toujours la famille et que les dons de Dieu sont sans repentance. Il faut travailler, autant que possible, dans le temps, à la juste distance. Toujours pour une croissance de la liberté.
Un jeune homme, lui-même marié, avait une sœur jumelle entrée dans une communauté religieuse. Il allait la voir, respectueux de sa liberté, mais avec cette question : est-elle heureuse ? Le jour où elle ne l’aurait pas été, elle pouvait compter sur son jumeau. Une autre jeune femme dépérissait à cause des traitements infligés par une supérieure certainement en difficulté psychologique. Ce sont ses frères qui ont compris le problème et ils sont intervenus : elle est sortie définitivement et elle a retrouvé la santé. Hélas, toute une communauté est restée l’otage de la tyrannie de cette supérieure inapte à exercer l’autorité, incapable de « faire grandir ».
Inversement, on connaît des exemples où la famille ne veut pas « lâcher » son fils ou sa fille et se comporte de façon intrusive – cela existe aussi dans le mariage !-. Ils ont du mal à permettre à leurs enfants de voler de leurs propres ailes : c’est tellement difficile d’accepter qu’ils fassent leurs propres erreurs. Mais que le dialogue ne s’interrompe pas et que les portes ne se ferment pas. Sinon, le jour où le jeune est en difficulté, il ne peut pas demander de l’aide, sachant l’hostilité des siens envers sa communauté. C’est ce qui se passe quand la belle-famille ne supporte pas le gendre : en cas de crise, la jeune mariée ne peut pas compter sur les siens pour la soutenir ou la conseiller pour que le mariage tienne le coup, que l’amour ait le dernier mot. Lorsqu’un/e religieux/se, un membre d’une communauté nouvelle, est en difficulté, il/elle devrait pouvoir s’appuyer en toute confiance sur ses supérieurs/es (garde-fous intérieurs à la communauté, sa nouvelle famille), mais aussi sur sa famille.
Enfin, les familles sont parfois, comme les prêtres, dépassées, ne comprenant pas comment fonctionne l’Eglise (toutes les vocations ne naissent pas de familles chrétiennes), ni la vie consacrée, ni la jungle des associations ecclésiales qui n’impliquent pas forcément une vie communautaire au sens « résidentiel ». C’est plus difficile encore si un engagement dans le célibat est pris à l’intérieur du groupe en l’absence des familles : on a l’impression que « tu t’es mariée clandestinement » disaient ses frères à une jeune femme. Ce genre d’engagement trop hâtif n’a pas forcément d’avenir.
Quel est le plus grand obstacle au développement harmonieux de la vie consacrée, nouvelle ou ancienne?
La peur. Peur de l’autre, peur de mal faire, peur du prêtre, peur de l’évêque, peur du supérieur, du cardinal, peur de la Congrégation romaine ou du Conseil pontifical, la peur de tout quitter pour Dieu seul. Mais aussi la peur ressentie par les familles de laisser un jeune suivre son appel : peur pour son bonheur. Peur de l’inconnu. La vie pour Dieu étant l’inconnue. Avec les complices de la peur : méfiance, soupçon, accusation… Le « N’ayez pas peur » de Jésus – et de Jean-Paul II – est un puissant exorcisme : « L’amour bannit la crainte. »
Une religieuse en difficulté ne peut pas s’appuyer sur une supérieure qui a peur. Une religieuse missionnaire était sexuellement harcelée par un prêtre. Elle réussit à obtenir une formation à Rome, dans le dessein d’échapper à cette persécution. Mais sans pouvoir avouer à sa supérieure la situation, parce que, pour un autre sujet, sa supérieure, par peur de déplaire au clergé, l’a déjà rabrouée au lieu de l’aider. Du coup, lorsque le prêtre annonce qu’il arrive à Rome et la relance, la religieuse prend peur à son tour. Des cas analogues se produisent dans les communautés nouvelles. Comme le cas de ce séminariste qui pendant des mois harcèle une jeune femme engagée dans le célibat dans la même association que lui. Imaginons la situation inverse : une sœur qui poursuivrait un prêtre en lui avouant sa flamme, une jeune femme faisant une déclaration d’amour à un séminariste ? Le cas s’est présenté : la jeune femme a été envoyée bien loin immédiatement par son association, mais hélas sans accompagnement pour l’aider à surmonter son « coup de cœur ». Deux poids deux mesures qui signifient une erreur théologique.
En effet, on a souvent dit que la conception de la vie consacrée dépendait de la conception de l’Eglise — de l’ecclésiologie – juste ou pas que l’on a. Elle dépend peut-être avant tout de la conception du Christ – de la christologie – que l’on a. Dans les deux cas, de la religieuse et de la jeune femme, il y a une ignorance de la parole donnée par elles à Dieu, dans l’Eglise, mais surtout une ignorance de la présence réelle du Christ Epoux. Cette présence réelle est ce qui motive et rend possible la fidélité au vœu de chasteté. Le Christ Epoux qui sans cesse, à son image, « virginise » l’Eglise Epouse, la rend chaste, libre, docile à son Esprit. S’il y a une tendance sectaire dans le groupe, les situations ne sont pas affrontées droitement, clairement, et la seule solution est parfois un départ, avec un sentiment d’échec et d’abandon par l’Eglise, difficile – mais pas impossible – à surmonter.
Peut-on encore faire le choix de Dieu ?
Qui veut suivre le Christ dans la vie consacrée ne doit pas s’attendre à une vie plus facile que ses contemporains dans le mariage, le sacerdoce, la vie célibataire en attente de « vocation », dans le veuvage. Mais le Christ a promis sa présence jusqu’à la fin des temps pour passer les épreuves.
Celui qui donne sa vie au Christ ne sera pas déçu : « Le Christ donne tout », disait Benoît XVI aux jeunes. Avec des tempêtes en prime. Les familles peuvent même penser qu’humainement la vie de leur enfant est gâchée, détruite. Mais dans un regard de foi, tout ce qui est uni aux souffrances du Christ en Croix est fécond : « N’ayez pas peur. » Le bois de la croix est la vraie pierre philosophale qui transmute la misère, le mal, le péché, l’échec, en amour. « Aussitôt », dit Jean, du Cœur transpercé coulèrent du sang et de l’eau. « Aussitôt », pas demain, ni dans l’au-delà, cette plaie est féconde. Justement quand tout semble perdu : « Si le grain ne meurt… »
C’est le moment où les enfants ont le plus besoin d’être de nouveau enfantés par la foi de leurs parents. Ils rêvaient de gloire apostolique comme saint Ignace ou de l’amour qui fait « entrer dans la vie » à 24 ans, comme Thérèse de Lisieux, de laisser un héritage intellectuel comme le cardinal Newman, de devenir martyr pour l’amour du Christ comme les premiers chrétiens, de réformer l’Eglise comme saint François ou d’une communauté idyllique comme celle des Actes des Apôtres. Et puis voilà, leur fécondité, leur paternité et leur maternité spirituelle, c’est finalement sous cette forme de l’échec, aux yeux du monde, de ce drame d’une vie consacrée que l’on croit ratée, d’un temps que l’on dit « perdu », avec toutes les autres voies auxquelles on a dit non pour suivre le Christ qui se représentent à l’esprit comme des occasions manquées.
La famille caresse le rêve de les « sauver », en les mariant. Au moins ils auront des petits enfants. Des mariages combinés dans cette perspective n’ont pas tenu. Un temps de reconstruction est nécessaire. A ce moment-là, certaines paroles libèrent du sentiment de l’irréparable: « L’entrée comme la sortie étaient de Dieu », a dit le père spirituel d’une jeune femme partie d’un carmel. Ces paroles ouvrent la perspective de poursuivre une trajectoire, avec Dieu, pour la communauté, qui ne peut pas ne pas être blessée par un départ, et pour la personne qui s’en va, pour qui la séparation n’est jamais indolore.
C’est alors qu’il faut demander, pour soi et pour ses parents, et pour la communauté, une résistance héroïque contre la rancœur, et repousser jour et nuit l’Accusateur: la petite voix intérieure qui accuse les autres et soi-même est le contraire de l’examen de conscience. Sans la faire taire, sans pardon, comment rebondir ? On a des boulets aux pieds. Le pardon a une dimension non seulement spirituelle mais sociale, et même, disait saint Jean-Paul II, il est une force politique. Pas de libération sans pardon.
Mais l’impunité n’est-elle pas révoltante ?
Il faut démasquer les abus, les injustices, le sectarisme, désarmer et punir les agresseurs éventuels, y compris les dénoncer s’il y a matière, devant les tribunaux ecclésiastiques ou civils. Dénoncer les situations, tout en se confiant à Dieu qui seul peut dénouer en un instant des cas humainement trop complexes et qui a dans sa main même les jugements des tribunaux. Mais la plupart des cas ne tombent pas sous le coup de la loi.
Et puis, la priorité est de sauver « sa peau », et sa vocation, y compris en s’interrogeant, rationnellement, objectivement, sur ses propres responsabilités dans la situation qui s’est créée, pour ne pas refaire les mêmes erreurs : qu’est-ce qui en moi a donné prise à telle situation ? Il faudra du temps après l’échec d’une vie communautaire pour se reconstruire. Pour les sectes, on estime que ce temps sera plus ou moins égal à la durée de la permanence dans le groupe.
Mais quel que soit l’avenir, quand on souffre dans ce que l’on a de plus cher – la relation à l’Epoux —, n’est-ce pas le moment de l’union la plus profonde avec le Maître ? La gloire d’aimer jusque-là fait comprendre que rien n’est perdu. Celui qui, dans sa jeunesse, a fait un chèque en blanc au Christ apprend que cela peut aller jusqu’à ce martyre caché, peut-être pire que celui des martyrs jésuites des Iroquois, parce que long, méconnu, sans gloire. On peut avoir l’impression d’être lâché par l’Eglise même.
On n’imaginait pas que ce serait sous cette forme, mais on est exaucé, au fond, dans le désir de don total au Christ dans le plus grand dépouillement. Avec cette certitude qu’il n’y a pas de Vendredi saint qui n’ait son Samedi saint – de silence avec Marie — et son dimanche de Pâques. C’est cela, le rythme de la vie chrétienne, de vendredi en samedi, en dimanche : on passe parfois par là en un seul jour. « Il est bon d’attendre en silence le salut qui vient de Dieu », « ses miséricordes ne sont pas épuisées, elles se renouvellent chaque matin », dit le livre… des Lamentations.
On est très seul…
Un divorcé aussi, surtout s’il n’a pas la garde des enfants. Un célibataire, un veuf. Et la solitude du prêtre le dimanche après ses messes, sans personne à déjeuner… La solitude fait partie de notre condition humaine, c’est peut-être aussi la chance d’une vie pour s’ouvrir à la présence de Dieu. Mais certes, on a besoin d’être accompagné par l’amour fraternel de sa famille, d’un conseiller spirituel, d’une paroisse, où la foi, l’espérance et l’amour sont vivants, pourvu que la liberté soit respectée. Il y a forcément pas loin un lieu d’Eglise qui n’est pas en crise, un havre qui peut permettre de passer la tempête. Se laisser du temps. Reste la leçon commune à tous les cas ici évoqués : ce drame intérieur et extérieur ne sera pas compris par les proches ni par personne. S’expliquer, chercher à être compris, c’est redoubler la souffrance. Le secret du cœur reste incommunicable, mais Dieu a vu, sait, comprend, aime, sans condition, agit, accompagne, transforme, sauve.
A Vilnius, le Christ a voulu que le tableau de Jésus Miséricordieux porte cette oraison, toute simple, et non moins héroïque : « Jésus, j’ai confiance en toi. » Que de fois la Vierge Marie a dû la prononcer !