Un enfant n’est pas toujours réceptif à un enseignement, comme je l’expliquais à ma prof. de piano. Mademoiselle Promela se vantait de pouvoir enseigner le piano à n’importe quel enfant. Je ne pouvais guère la contredire du haut de mes six ans.
C’était une femme charmante, et je m’efforçais de lui faire plaisir. Mais j’ai toujours eu de la peine à suivre les directives. Je mène seul ma barque.
C’est simple, je m’étais déjà trouvé seul devant un piano, et j’imaginais en avoir fait le tour. Je pouvais pianoter une chansonnette enfantine et je souhaitais élargir mon répertoire. Souvent quintes et octaves me plaisaient par elles-mêmes et, naturellement, je ne pouvais à la fois les écouter et entendre les conseils.
Je ne me rappelle plus bien les raisons précises, mais je me souviens du moment où Mlle Promela, désespérée, a abandonné. Il lui fallut bien reconnaître que sa méthode ne marchait pas avec tous les enfants.
Sautons quelques années, me voici avec le chœur de mon école, et un homme très patient, M. Harrison, pour diriger nos répétitions. À nouveau ma propension à rouler seul perturbait le bon ordre. Une fois, cet homme adorable me demanda de me déplacer d’un cran à gauche. Je ne savais deviner si c’était vers sa gauche, ou vers la mienne et, dans la confusion qui en résultait, lassé par mes nombreuses incompréhensions précédentes, il succomba à l’exaspération.
Naturellement, j’ai élaboré une théorie pédagogique: le mimétisme, ça marche. Ça doit marcher puisque çà marche même avec moi: quand on me demandait d’imiter, « fais comme moi,» en général, je pouvais. Alors que «fais comme je dis» était pratiquement sans effet. Au moins pour moi, j’avais l’esprit écartelé entre le problème et l’analyse des instructions. Et je me retrouvais par terre sur le derrière.
J’ai remarqué que, jusqu’à présent, la règle pédagogique est toujours de donner des directives. Les enfants, comme les petits chiens, apprennent à obéir, puis à quoi il faut obéir. Si la Leçon N°1 échoue, les suivantes échoueront. Il y a un problème d’hyperactivité, à soigner à la Ritaline.
J’adore écouter de la musique — sans rancune envers ma pénible expérience d’apprentissage. Si jusqu’à présent je ne peux chanter ou jouer convenablement du piano, au moins, je peux écouter.
Mes premières amours d’enfance furent le jazz et la musique baroque, mon indifférence instinctive envers la période romantique étant, selon moi, due à l’abandon du caractère sacré de la musique occidentale. Car la musique toute pure est un don unique de Dieu. L’homme se contente d’une satisfaction intime.
Ma ligne de conduite d’amateur de musique m’a mené en amont du Baroque, redécouvrant la chaste beeauté de la polyphonie ancienne et du chant choral.
Quand on y a vraiment goûté, on s’aperçoit que la simple satisfaction intime est terre-à-terre; qu’on est plaqué au sol, sans pouvoir s’élever. De nos jours nous sommes envahis par les flots sonores d’une musique populaire exécrable; musique en fait hostile à la mélodie et à l’harmonie.
Avec une soixantaine d’années de recul, je regrette maintenant profondément de n’avoir pas su m’entendre avec mes professeurs de musique. J’étais sans doute assez doué pour entendre et mettre en pratique les principes de Mlle Promela. Je suis persuadé que l’organisme humain a été conçu pour la musique — la gorge pour chanter, et les mains pour former les notes. Je pense qu’on peut même s’en apercevoir dans le regard éclatant des petits enfants qui, on l’a redécouvert, apprécient la musique même dans le sein de leur mère.
Incidemment, le sujet de ce laïus laïque est le nouveau, nouveau, nouvel évangélisme. Nous connaissons tous les entraves à notre culture. Notre monde n’est pas trop bien ouvert vers Dieu, ou, plutôt, il en est écarté — par les sons assourdissants, le bruit de fond des mécanismes, et notre soif sordide de laideur en tous genres.
Notre monde est mal instruit. Il a acquis de mauvaises habitudes par mimétisme, on n’y peut rien. Le monde déborde de conseils «faites comme je vous dis» que nul n’écoute. On n’écoute plus que le bruit le plus fort, et on le pousse encore plus fort.
La tentation est alors de mettre encore plus fort, avec des arguments tonitruants, pour engager un dialogue de sourds. Mais comme, désespéré, le poète John Berryman le déclare: « notre propre peau nous sert de tenture, on n’y gagnera rien.» (Il faisait écho à Gottfried Benn, lui-même écho de Thomas Mann, qui résonnait à la suite d’une longue lignée de poètes et d’artistes.)
Le vrai, le bon, le beau, ne se discutent pas, dépassant la raison humaine en une simple et indissociable union en Dieu. On ne peut que les voir, les citer en exemple. À nous de faire l’effort pour les voir ou les entendre. Ils ne nous parlent que par moments, tonnerre éclatant dans le silence, mouvement jaillissant dans le calme, puis reviennent le silence et la quiétude de Dieu.
Au cours des siècles comme encore actuellement la foi au sein de l’Église a été transmise par la musique tout autant que par les paroles; le Verbe lui-même, en l’Église, par la musique. La formation de choristes, d’organistes, harpistes, et autres artistes musiciens est une activité permanente.
C’est une fonction essentielle, nullement une simple activité ornementale. La Messe est, par nature, chantée, et les innombrables versions musicales de la Messe font intimement partie de sa signification, de sa dimension universelle: ce ne sont pas « que des mots ». Ce sont des έπεα πτερόεντα — « des mots ailés » — qui prennent leur essor avec la musique.
Je suis persuadé que le renouveau des traditions musicales au sein de la Sainte Église peut faire davantage pour l’évangélisation que les disputes dans le monde. Car nous n’avons pas à disputer, mais à proclamer; et, par sa nature, la musique ne discute pas, elle proclame.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2014/oh-had-i-jubals-lyre.html
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Wie schön leuchtet der Morgenstern.
Première page, BWV 739, manuscrit de J.S. Bach.