L’un des thèmes récurrents de plusieurs des ouvrages qui paraissent à l’occasion des élections européennes est celui du nombre des Etats-membres.
Contrairement aux précédentes élections, le débat ne porte plus sur l’entrée de la Turquie, ni, comme on aurait pu s’y attendre vu l’actualité, de l’Ukraine que personne n’ose même imaginer. Il n’est plus vraiment de savoir comment combiner un gouvernement de la monnaie unique à laquelle adhèrent dix-sept Etats-membres et le fonctionnement des institutions à vingt-huit. Le premier groupe fait-il exception aux règles communes ou au contraire ne serait-ce pas plutôt les non-adhérents à l’Euro qui devraient être laissés de côté pour certaines délibérations ? Tel était le débat entre la chancelière allemande et le Premier Ministre britannique qui en a conclu à la nécessité de repenser la relation de la Grande-Bretagne à une Union dont elle se retrouve partiellement exclue.
Les nouvelles discussions ou propositions sont d’un autre ordre, même si elles s’inscrivent dans le prolongement des débats précédents. Si l’on reparle d’Europe à Six (Laurent Wauquiez), c’est pour retrouver une dynamique qui aujourd’hui fait défaut aux institutions européennes. Une Commission et un Conseil à vingt-huit, bientôt à trente ou pourquoi pas quarante ? C’est peut-être gérable, à l’arraché, par de rares initiés insomniaques; ce ne saurait être un mouvement en avant, tendu vers le futur et « l’Europe sans rivages » chère à François Perroux. Plus la vision s’élargit, plus il faut des organes ramassés, concentrés, prospectifs. On disait hier que l’élargissement devait aller de pair avec l’approfondissement. Les auteurs du traité de Lisbonne avaient imaginé y parvenir grâce à un président et un ministre des affaires étrangères semi-permanents, échappant aux équilibres nationaux. Le moins qu’on puisse dire est que ce n’est pas une réussite. D’où la relance de l’idée antérieure d’un couple franco-allemand fort cœur du réacteur. La plupart des pays n’étant pas prêts à de nouveaux abandons de souveraineté, (re) commençons donc, prônent ces jeunes réformateurs, par un noyau dur qui, par sa force combinée, entraînerait les autres. Les transferts de souveraineté ne se feraient pas au profit de l’OVNI bruxellois mais de l’union concrète (« union réelle ») des Etats concernés lesquels ne perdraient donc rien pour avoir mis leurs biens en partage. Ceci vaudrait surtout pour l’harmonisation budgétaire, fiscale, économique et sociale. On arriverait ainsi à une fusée à plusieurs étages : les fédérations à quelques-uns (quatre ou cinq, sinon six, peut-être reproductibles), le gouvernement de la zone euro (17), enfin les institutions de l’Union européenne (28).
Ceci ne règle pas le déficit d’Europe politique et stratégique qui a explosé dans la gestion dudit « partenariat oriental » laissé aux instances techniques. On a cru résoudre la question de la diplomatie commune en créant le service diplomatique européen, mais on n’a pas créé d’organe constitutif, autre que le Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement à vingt-huit, pour définir la politique étrangère et de sécurité européenne. La politique étrangère n’est pas la diplomatie qui est art d’exécution. Un organe délibératif n’est pas à soi seul un pouvoir de décision, d’action et de contrôle du suivi.
Or l’action stratégique extérieure est un domaine qui ne nécessite pas que chacun soit membre statutaire de l’Union, qu’il ait satisfait à toutes les obligations du marché unique, qu’il ait harmonisé la taille des essieux de ses camions ou la composition du conservateur de ses boîtes de conserve. Dès à présent, des Etats non-membres, à divers stades de la candidature ou non, sont associés ou déclarent d’eux-mêmes se joindre aux résolutions prises par le Conseil. Ainsi de la Turquie, des républiques balkaniques, de la Suisse, de la Norvège ou de l’Islande, y compris de l’Ukraine. Sans atteindre les 47 membres du Conseil de l’Europe ou les 57 de l’OSCE, cela permet de ratisser plus large. Ces pays peuvent d’ores et déjà participer à des actions de défense ou de projection à l’extérieur, civiles ou militaires, sans être membres de l’Union (on sait peu que la marine ukrainienne, jusqu’aux derniers événements, était engagée dans l’opération navale européenne Atalante au large des côtes somaliennes).
Le travail doit être préparé en amont et exécuté en aval par le biais de la constitution de groupes régionaux comme dans d’autres instances multilatérales. Chaque pays – voire région autonome – pris individuellement ne chercherait plus à s’affirmer par rapport à son ou ses voisins en jouant de relations lointaines, auprès de l’un ou l’autre « Grand », mais serait encouragé à jouer de la solidarité de proximité. L’Union à vingt-huit a au contraire eu l’effet un peu inverse. Il semble moins nécessaire de se concerter entre voisins : des institutions autrefois solides comme le Conseil nordique ou le Benelux ne semblent plus avoir le même retentissement. A l’inverse, l’idée – devenue funeste – de « partenariat oriental » tire son origine du « triangle de Visegrad », simple coalition d’intérêts entre quelques-uns des pays d’Europe centrale (contre d’autres).
Le pilotage de l’action extérieure européenne serait quant à lui concentré dans une sorte de Haut-Conseil où ne siégeraient que les représentants des grands pays et ceux des groupes régionaux.
Symboliquement, l’Europe doit s’en tenir à son drapeau aux douze étoiles. C’est sa grande différence avec les Etats-Unis d’Amérique qui affichent autant d’étoiles que d’Etats fédérés. Si l’Europe s’en tient à douze sur fond de ciel d’azur, ce n’est pas seulement un signe marial pour certains de ses fondateurs croyants, c’est la représentation d’une dimension optimale, le cercle parfait. Il n’est pas possible de remonter le temps et d’en revenir à l’Europe des Douze des années 1970, pas plus qu’on ne peut en revenir à celle des Six des années soixante. Il serait beau de parvenir pour les uns à une véritable confédération européenne, pour d’autres aux Etats-Unis d’Europe. Pour être pratique et efficace, il faut essayer de partir de l’existant sans remettre tout à plat et ouvrir la boîte de Pandore de nouveaux débats philosophiques.
Que l’on soit vingt-huit ou quarante, le Haut-Conseil serait ainsi toujours composé de douze « conseillers » comme le Conseil de Sécurité des Nations Unies a été fixé à quinze membres. Parmi ces douze, six sièges seraient effectivement permanents, ceux des grands Etats : France, Allemagne, Grande-Bretagne, Italie, Espagne, Pologne. Trois seraient régionalisés : pays nordiques (y compris deux Baltes, la Lituanie pouvant préférer suivre la Pologne), pays d’Europe centrale (l’ex-Autriche-Hongrie), enfin pays balkaniques (de rite oriental, sauf Albanie et Bosnie-Herzégovine qui pourraient néanmoins y être accueillis). A première vue, la Suède, la Hongrie et la Grèce semblent s’imposer pour représenter durablement ces régions mais on ne peut exclure une représentation tournante, chaque groupe régional étant libre de décider. Les autres Etats membres se réuniraient aux grands pays, de proche en proche (par exemple la France pourrait pratiquer des consultations approfondies avec la Belgique et la Suisse). Les candidats à l’adhésion comme les non-membres se répartiraient entre les groupes existants (par exemple la Serbie dans le groupe balkanique, la Norvège et l’Islande dans le groupe nordique et ainsi de suite). Aucun changement de nature et bien sûr de nombre n’affecterait les douze, ce qui pourrait avoir pour effet de dédramatiser la problématique de l’élargissement tant dans les électorats des grands pays que dans les pays candidats.
Le total ne fait que neuf : s’y ajouteraient, pour parvenir à l’idée générale d’un Bien Commun, la présidence du groupe, intuitu personae (qui pourrait être le président de l’Union pour faire le lien, mais limité à celui-ci : on peut ici parler d’union personnelle à travers lui), un Etat-pivot (autour duquel tout tourne mais qui, lui, ne tourne pas, le « point-immobile » au sens du poète T.S. Eliot) qui serait le Luxembourg (idée du président Pompidou en 1969 dans la première version d’une confédération européenne), enfin le siège de « l’Autre », coopté parmi les observateurs, qui devrait logiquement – du fait de la nature des enjeux – la plupart du temps revenir à la Turquie, mais pourrait aussi être occupé par d’autres non membres, ou une institution comme l’OSCE par exemple, selon les occasions.
Ce Haut-Conseil n’aurait pas de constitution écrite et ne serait pas une instance de l’Union. Tout en édictant ses règles internes, Il est important qu’il reste informel. Il aurait cependant vocation à superviser l’ensemble des activités extérieures de l’Europe prise dans son ensemble: diplomatie et défense, mais aussi coopération au développement, commerce extérieur, immigration. S’il réussissait à être créatif, imaginatif et à formuler de véritables résolutions qui ne soient pas de simples compromis, des déclarations passe-partout ou des motions nègre-blanc, leur autorité s’imposerait d’elle-même aux institutions européennes à 28 et aux pays associés.
Ce Haut-Conseil des douze incarnerait et revitaliserait le concept de concert européen qui a présidé au XIX e siècle, siècle de paix, que le Congrès de Versailles avait échoué à recréer sous les apparences de la Ligue des Nations. Ce serait une noble ambition là où on cherche des idées nouvelles pour sortir l’Europe du populisme, de l’économisme et du consumérisme.
Le symbole des douze pourrait également servir de référence pour la réforme attendue de la composition de la Commission européenne. Celle-ci ne devrait plus être organisée sur la base d’un commissaire par pays, mais fonctionner comme une véritable équipe politiquement soudée autour du président qui, pour la première fois, serait issu des élections européennes du 25 mai. Les personnalités individuelles devraient l’emporter sur les appartenances nationales. Comme dans la formation de tout gouvernement, on ferait bien entendu attention aux équilibres, mais la règle de la limitation à douze départements ministériels empêcherait la majorité des Etats-membres de nommer « leur » commissaire. Pour ne pas froisser les susceptibilités des petits Etats, il conviendrait que les commissaires soient choisis prioritairement parmi les Etats moyens. Les grands Etats seraient déjà membres de droit du haut-conseil de politique étrangère et de sécurité. En outre, ils seraient à la tête du gouvernement économique de la zone Euro (pour ceux qui ont l’Euro comme monnaie). On sait que leurs ressortissants sont également majoritaires au sein de la fonction publique européenne. Donc les postes de commissaires seraient réservés en priorité (sauf exception « personnelle ») aux Etats moyens, en priorité à ceux qui ne siègent pas ailleurs et qui sont les plus récents, afin de conforter leur sentiment d’appartenance et la pédagogie de l’Europe. Dans le même esprit, ces douze pourraient se voir secondés par des « commissaires-adjoints », équivalent de nos secrétaires d’Etat, choisis dans d’autres nationalités.
Haut-Conseil des Douze, Commission à douze, groupes régionaux, le besoin d’interminables et répétitives grand-messes à trente ou quarante en serait allégé d’autant.
Tout n’est pas perdu pour l’Europe si elle sait se ressaisir à temps. Il est urgent de tirer les conséquences du fiasco du « partenariat oriental ». Un organe européen a dérapé parce que l’Union européenne avait préféré « l’administration des choses » au « gouvernement des hommes ». Il faut à l’Europe une direction ferme. Les propositions ci-dessus ne sont qu’une introduction à la réforme nécessaire. Une architecture différente n’est pas une garantie absolue de réussite, mais une construction défaillante est une assurance certaine de mise en défaut. Nul traité supplémentaire n’est nécessaire mais une prise de conscience au sommet, une volonté politique, qui trouvera à s’y employer.