LA PORTE DE L’ENFER - France Catholique
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Marie dans le plan de Dieu
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LA PORTE DE L’ENFER

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Pénétrer dans les mondes infernaux est une vertigineuse entreprise. « Laissez toute espérance », lit Dante sur la porte de son enfer. Et comme il recule, épouvanté, son guide lui précise :

Nous voici arrivés au lieu où je t’ai dit
Que tu verrais l’humanité douloureuse
Dépouillée du bien de l’intelligence.

Avoir perdu l’intelligence, selon Dante, c’est donc l’enfer. Il faut entrer, cependant, et avec son intelligence. C’est ce que font les psychiatres quand ils vont chez les fous. Ou du moins ce qu’ils font généralement. Car on sait que nombre d’entre eux, maintenant, choisissent de franchir sans idée de retour la porte terrifiante. Ils nous disent que la norme n’est qu’illusion bourgeoise et que Virgile, en parlant d’intelligence perdue, tient des propos de flic. Le profane, on l’avoue, se prend à sourire de ces psychiatres-là. Vraiment, les fous ne le seraient pas ? Et Bernard Shaw, quand il dit que « certains fous enferment les autres », irait plus loin que la boutade ?1

Un inquiétant avatar

Mais entrons dans le monde des fous en compagnie d’un guide sûr, de raison solide, de connaissance profonde et concrète et, je l’ai dit, le vertige nous prend. A mesure qu’il nous l’explique et que nous le comprenons, le fou, y compris dans sa folie la plus profonde, nous paraît plus familier. Non sans trouble, nous reconnaissons en lui et en sa folie un inquiétant avatar de notre pensée la plus quotidienne, la moins suspecte.

Tel est le sentiment que j’éprouve depuis que j’ai entrepris de lire les ouvrages du professeur Henri Faure et de son école. Le professeur Faure dirige le laboratoire de psychologie pathologique de la Sorbonne. Lui et ses élèves ne sont pas seulement des thérapeutes et des savants. Ils portent sur l’homme un regard original, qui renoue, en la dépassant, avec une tradition qu’on pourrait appeler humaniste ou philosophique de la psychiatrie française, en la reprenant là où Janet l’avait laissée et d’où Freud l’avait détournée2.

Hallucination et réalité perceptive (a) et les Appartenances du délirant (b) sont des livres à la fois effrayants et éclairants que je recommande aux âmes fortes, en priant mes lecteurs de m’excuser de n’en pas parler davantage avant d’y avoir assez réfléchi : c’est que la psychiatrie n’est pas la psychologie expérimentale, la méthode scientifique n’y suffit pas ; il y faut encore la pratique humaine, la fréquentation du malade, autant de sagesse que de science, enfin et surtout une certaine idée de l’homme.

Ce n’est pas un hasard si les psychiatries « avancées » proclament qu’il n’existe pas de nature humaine, que la prétendue nature humaine n’est que le produit de l’histoire, de la société, de la lutte des classes, de la répression.

Cependant, le livre que le docteur Jean-Michel Oughourlian, un collaborateur du professeur Faure, vient de consacrer à la toxicomanie, montre qu’il est décidément impossible de jeter ainsi la nature humaine par-dessus bord (c). J.-M. Oughourlian établit, en effet, que le recours à la drogue chez les jeunes est venu combler le vide laissé par la disparition de certaines de ces structures dont on voudrait nous faire croire qu’elles étaient fortuites et arbitraires. Ce recours, dit-il, est l’aboutissement d’une évolution en deux épisodes.

D’abord, l’adolescent constate l’absence des rites d’initiation qui jadis marquaient son passage à l’âge adulte. La société « permissive » le frustre ainsi de la lutte dont il porte en lui, à cet âge, le désir inné. J.-M. Oughourlian montre que l’épreuve du passage est une constante historique, qu’on la retrouve à tous les âges et dans toutes les cultures. Citant Mircea Eliade (d), il relève l’extraordinaire ressemblance des anciennes institutions rituelles avec les communes hippies « On sait, écrit Mircea Eliade, que les jeunes garçons, et souvent les jeunes filles, quittent leurs maisons et vivent quelque temps, parfois plusieurs années, dans la brousse… »

Plus de rites, plus de substitut

Notre civilisation, écrit J.-M. Oughourlian, n’a plus de rites d’initiation à offrir à sa jeunesse. Or la fonction des rites (et ici l’auteur cite Lorenz3) est de détourner la violence, de lui fournir un substitut symbolique. Plus de rites, plus de substitut, et la violence est laissée à elle-même. Comment s’en débarrasser ? De deux façons : en la libérant purement et simplement (c’est-à-dire en cassant) ; ou bien en la supprimant à sa source par la drogue, qui transforme le bélier en mouton : c’est le deuxième épisode.

La toxicomanie est ainsi, en tant que phénomène collectif, une maladie de la société sans adultes. L’adolescent qui trouve le vide devant lui au moment où depuis toujours son héritage génétique le prépare au combat, n’a plus de choix qu’entre se livrer à la violence gratuite ou se châtrer par la drogue4.

La démonstration de J.-M. Oughourlian est sans faille, car elle se fonde, non sur des spéculations, mais sur une connaissance vraiment encyclopédique des données de l’anthropologie, de l’éthologie, de l’histoire, de la psychopharmacologie. Il a tout lu, tout médité (e).

Conjurer la violence

Le fond du problème est donc celui de la violence et de la non-violence « L’homme, écrit J.-M. Oughourlian, avait mis très longtemps à conjurer la violence en recourant à des sacrifices humains d’abord, puis, grâce au déplacement (f), à des sacrifices animaux. Enfin, de déplacement en déplacement, par des sacrifices religieux symboliques auxquels notre civilisation… a retiré leur substance avec une légèreté inouïe. » Cette idée va loin : est-ce par hasard que les sacrifices humains réapparaissent maintenant sous forme de prises d’otages ?5

Aimé MICHEL

(a) (b) Les deux ouvrages du professeur H. Faure (PUF).

(c) J.-M. Oughourlian : la Personne du toxicomane (Privat, 1974).

(d) M. Eliade : Mythes, Rêves et Mystère (Gallimard, 1957).

(e) La bibliographie compte près de 700 titres, la plupart datant des dernières années ; on regrette qu’un livre de cette qualité n’ait pas de table analytique.

(f) En éthologie, on appelle ainsi une activité servant de substitut, comme de casser un vase « pour se passer la colère ».

Chronique n° 185 parue dans France Catholique-Ecclesia -. N° 1 430 – 10 mai 1974


Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 14 avril 2014

  1. Aimé Michel fait allusion ici au mouvement de l’antipsychiatrie lancé par le médecin britannique David Laing qui a fait couler beaucoup d’encre dans les années 60 et 70. Il en parle dans la chronique n° 37,parue en 1971, L’antipsychiatre et la boutonnière (08.02.2010). Une note qu’il rédige à la même époque résumé en peu de mots ce dont il s’agit : « La querelle de l’“antipsychiatrieˮ s’insère, comme on sait, dans le mouvement général de Contestation politico-socio-culturelle, ou si l’on préfère dans l’analyse gauchiste de l’histoire. » Le malade mental est une victime de la répression bourgeoise qui ne doit pas être soigné mais libéré, et « cette libération passe par la suppression de la famille, de l’école et de la hiérarchie dans le travail ». Il n’est plus guère question aujourd’hui de l’antipsychiatrie et cette mode a fait long feu. Par contre la contestation qui la nourrissait a pris d’autres formes et la « suppression de la famille » est toujours à l’ordre du jour.
  2. Il est a déjà fait mention du professeur Henri Faure (1923-1999) dans la chronique n° 148, Janet et la découverte de la conscience – ou comment des découvertes importantes peuvent sombrer dans l’oubli, 22.07.2013. Psychiatre, il a dirigé le laboratoire de Psychopathologie de la Sorbonne (université René Descartes) de 1970 à 1980. Ses deux livres cités par Aimé Michel ont été publiés aux Presses Universitaires de France an 1965 et 1966, il est l’auteur de nombreux articles dans la revue l’Évolution Psychiatrique, ainsi que de l’article « Hallucination » de l’Encyclopaedia Universalis. J’ignore en quelles circonstances, vraisemblablement professionnelles, il a fait la connaissance d’Aimé Michel et a été conduit à s’intéresser aux témoins d’ovnis. En tout cas il avait accepté de collaborer avec le GEPAN, le groupe du CNES chargé de cette question des ovnis. En particulier il désirait examiner Frank Fontaine, le jeune homme de Cergy-Pontoise, disparu pendant une semaine en novembre 1979, qui prétendait avoir été enlevé par un ovni. Le jour même du retour de Frank il avait envoyé un de ses collaborateurs à Pontoise pour conduire Frank à l’hôpital à Bonneval (Eure-et-Loir) qu’il dirigeait. Après son audition, en notre présence, par le substitut du procureur de la République, nous avions tenté de convaincre Frank et ses amis de se rendre à l’invitation du Pr Faure. Mais, Jean-Pierre Prévôt, le chef du petit groupe, s’y opposa, privant ainsi l’enquête d’éléments de première main qui auraient pu utilement éclairer l’affaire.
  3. Aimé Michel était passionné d’éthologie, aussi citait-il souvent Konrad Lorenz, l’un des créateurs de cette science que le jury Nobel avait honoré de son prix en 1973. Michel l’avait rencontré dans la station de recherche qu’il avait créé à Seewiesen, près de Munich. Voir par exemple les chroniques n° 10, Le coup de pied de Malebranche – « Cela crie, mais cela ne sent pas » (mise en ligne le 27.04.2009) et n° 79, L’importance des premières années – Empreinte et éducation précoce (20.06.11).
  4. La complexité des phénomènes d’addiction où interviennent des facteurs biologiques (la susceptibilité aux drogues dépend des individus) et sociaux, a été évoquée dans la chronique n° 41, Eschatologie de la drogue, parue ici le 28.6.2010.
  5. Cette citation semble inspirée par le livre de René Girard, La violence est le sacré, paru deux ans auparavant chez Grasset, qui défend l’idée que tout ordre social est le fruit d’une violence originelle. Quelques années plus tard, Jean-Michel Oughourlian sera avec Guy Lefort, l’interlocuteur de René Girard dans Des choses cachées depuis la fondation du monde (Grasset, 1978). La semaine dernière, en marge de la chronique n° 332, La providence et les microscopes…, nous avons résumé quelques vues de ce livre capital qui fit connaître René Girard au grand public.

    Dans son dernier livre, Le troisième cerveau (Albin Michel, 2013), Jean-Michel Oughourlian, présente une version remaniée de la thèse des trois cerveaux popularisée par Paul MacLean (voir la chronique n° 142, Notre crocodile intérieur – Les bases neurophysiologiques de la dualité de notre nature, 01.04.2013). Dans cette nouvelle version, le premier cerveau sert à penser (c’est le siège de la raison), le second à ressentir (c’est le siège des émotions) et le troisième, qui domine les deux précédents, à gérer la relation aux autres. Ce troisième cerveau est celui de l’empathie, de l’amour et de la haine.

    L’auteur fonde son existence sur la découverte remarquable des neurones miroirs par l’équipe du neurophysiologiste italien Giacomo Rizzolatti : quand nous observons quelqu’un faire une action (boire un verre par exemple), les mêmes neurones s’activent dans le cerveau de cette personne et dans le nôtre. Pour Jean-Michel Oughourlian cette expérience confirme la théorie du désir mimétique de Girard – notre désir n’est pas géré par nous-mêmes mais copié sur le désir d’autrui – et l’étend à la formation même de notre propre moi : « chaque fois que nous rencontrons quelqu’un, écrit-il, un nouveau moi est formé ». Ce moi est formé par mimétisme et il est différent, par les pensées et les sentiments qu’il suscite, pour chacune des personnes rencontrée – ce que notre expérience personnelle confirme aisément car nous sommes différents avec chacun de nos amis.

    Selon les cas l’autre sera pris comme modèle, comme rival ou comme obstacle. Le désir mimétique se transforme en rivalité violente quand il porte sur un bien non partageable que l’autre possède. Aujourd’hui, souligne l’auteur, les psychiatres soignent les deux premiers cerveaux mais pas encore le troisième. Ne serait-ce pas là l’avenir de la psychiatrie ?