Dans le Philèbe de Platon, Socrate commence ainsi : « Philèbe tient que ce qui est bon pour toutes les créatures, c’est de se réjouir, d’être satisfaites et ravies… Nous prétendons que ce ne sont pas ces choses mais que le savoir, la compréhension, le souvenir, et ce qui va avec, une opinion juste et des calculs exacts, sont meilleurs que le plaisir et plus agréables pour ceux capables de les atteindre. » (11b) Ici, Socrate n’appelle pas exactement « plaisirs » la connaissance, le souvenir ou la compréhension.
Le mot « plaisirs » est réservé à des émotions liées à une sensation physique – manger, boire, voir, toucher, sentir, entendre – les sens donc, qui sont des composantes de l’être humain. Aristote a remarqué que nous ne sommes pas précisément des âmes lâchement reliées à des corps. Nous sommes plutôt chacun un être dans lequel le corps est façonné par l’âme en vue de la connaissance. Socrate sous-entendait que toutes les « créatures » trouvaient agréable d’être heureux et satisfaits. Il soupçonnait par contre que tout le monde ne pouvait pas ou ne voulait pas « atteindre » les plus hautes activités de l’esprit. Il ne niait pas que chacun puisse, d’une certaine façon, penser, mais que tout le monde trouve cette activité « agréable » ou absorbante.
Aristote affirmait que toutes les activités humaines sont connectées à une forme de plaisir. Donc, nous avons du « plaisir » à penser et à connaître. Tous deux, Platon et Aristote, sont d’accord pour dire que ces dernières activités sont les meilleures fonctions léguées par notre nature. Aristote a même observé que si un homme politique n’a pas le sens des plaisirs supérieurs, il cherchera rapidement des plaisirs inférieurs dans des activités plus terre-à-terre. Cette affirmation en dit beaucoup, tant sur les politiciens que sur la philosophie. Elle révèle combien perspicace était Aristote l’observateur. Il n’est en aucune manière « dépassé » juste parce qu’il vivait il y a bien longtemps.
Comme je l’ai fait remarquer dans un livre récent, Reasonable Pleasures : The Strange Coherences of Catholicism (Plaisirs raisonnables : les singulières cohérences du catholicisme), le plaisir correspondant à chaque activité est conçu par la nature pour nous encourager à faire ce qui est indispensable à notre bien-être. Nous avons besion de manger. Mais le plaisir d’un bon dîner rend plus facile ce qui pourrait sinon être une corvée. Cependant, nous pouvons séparer, au moins mentalement, un plaisir de l’activité à laquelle il appartient. Nous pouvons atteindre le plaisir séparément du bien de son activité correspondante.
La « moralité » d’un plaisir ne réside pas en lui-même mais dans l’activité où il prend place. Si l’activité est bonne, le plaisir est bon. Si l’activité est mauvaise ou erronée, le plaisir restera ce qu’il est, mais désordonné, manquant de l’ordre qui devrait régner. La capacité de séparer le plaisir de l’activité à laquelle il appartient explique la séduction de philosophies qui élèvent le plaisir au rang de souverain bien. Mais en agissant ainsi, on dénie au plaisir sa signification auxiliaire dans l’acte où il se produit.
Le plaisir est l’un des quatre candidats qui selon Aristote déterminent le bonheur – avec les honneurs, la richesse et la méditation. Aristote a observé que chaque activité a son propre plaisir dédié. Tous les plaisirs ne sont pas identiques. On ne peut pas vraiment comparer le plaisir d’entendre un excellent orchestre avec celui de humer une rose parfumée. Chaque plaisir doit être expérimenté pour réellement le connaître. Les analogies aident, mais elles ne donnent qu’une approximation.
La souffrance est le contraire du plaisir, bien que tous les plaisirs n’aient pas une souffrance contraire. Ceux qui en ont une méritent qu’on y réfléchisse. Les souffrances sont conçues pour nous dire que quelque chose ne va pas. Dans ce sens elles sont bonnes et bénéfiques. Si nous n’avions pas une rage de dents, nous ne saurions pas que nous avons besoin de soins dentaires ou d’une extraction. Sans douleur pour nous avertir des dangers et des risques, notre existence ne durerait guère.
La souffrance doit être évitée ou allégée quand c’est possible, mais elle n’est pas simplement mauvaise. Socrate fait remarquer qu’il vaut mieux souffrir le mal que le commettre. Il peut arriver que nous n’ayons d’autre choix que souffrir. Mais nous pouvons ou non choisir le mal. La révélation chrétienne de la Croix tient dans cette subtile distinction.
Le plus grand mal n’est pas la souffrance physique. Il se trouve dans le domaine de l’esprit ou de l’âme, dans la disposition à introduire le désordre dans l’existence. Souvent, nous nous dédouanons du désordre par la recherche du plaisir ou l’évitement d’une souffrance. Mais le véritable désordre, c’est de choisir le mal, qu’il soit accompagné de plaisir ou de souffrance.
Pour conclure, les plaisirs en tant que tels ne sont pas mauvais. Ils peuvent être séparés de l’activité au sein de laquelle ils devraient exister. Par là, ils nous détournent de ce nous devrions faire. Mais la racine du mal n’est pas le plaisir, non plus que l’argent ni les honneurs. Chacune de ces choses est bonne en soi. En fait, nous nous délectons de ce qui est délectable. Et pour en revenir à Socrate et Aristote, penser, évaluer, se souvenir, faire jouer son intuition nous apportent les plus grands délices.
A travers ces capacités, nous apprenons à connaître ce qui n’est pas nous-mêmes. Nous cherchons à connaître tout ce qui est. Et c’est de cette manière, indirectement, que nous apprenons à nous connaître nous-mêmes.
http://www.thecatholicthing.org/columns/2014/on-pleasures.html
James V. Schall, S.J. qui a été professeur à Georgetown durant 35 ans, est l’un des écrivains catholiques les plus prolifiques aux USA.