Patrick Deneen a récemment publié un article invitant à réfléchir sur l’Église catholique aux États-Unis. Tout le monde, dit-il, est au courant de la division entre Catholiques de gauche et de droite. Mais les Catholiques de gauche, comme, avant eux, les Protestants de gauche, sont destinés à finir dans le cendrier de l’Histoire. Il y a, de plus, selon lui, une fracture irréparable parmi les conservateurs — pour certains, une sorte de guerre civile.
Pour beaucoup le comportement en Amérique est largement positif. Deneen cite feu le Père Richard John Neuhaus, Michael Novak, George Weigel, Robert George, Hadley Arkes, Peter Lawler, et votre serviteur, sans oublier la revue « First Things ».
L’autre groupe a une attitude plus radicalement critique de la fondation de la nation Américaine, particulièrement à cause de son individualisme, et de la notion de liberté héritée des Lumières. Alasdair MacIntyre et David Schindler — et Deneen lui-même — adoptent ce point de vue, comme bien d’autres catholiques, dont certains attachés à la revue savante trimestrielle « Communio ».
J’ai des liens d’amitié avec tous ceux que je cite (mais ne connais pas personnellement Alasdair MacIntyre) et j’ai publié dans ces deux revues (une ou deux fois dans « Communio »). Donc, à mon avis, parler de guerre civile serait prématuré. Deneen a bien répertorié les grandes différences théoriques. Elles sont familières depuis longtemps aux Talmudistes catholiques ordinaires qui analysent de telles questions. Mais je ne suis pas persuadé qu’il ait mis le doigt sur le nœud du problème.
Disons franchement que j’ai de l’admiration pour Patrick Deneen, entre autres raisons, non la moindre, parce qu’il met en pratique ce qu’il prêche. Il a quitté Georgetown l’an dernier [NDT: célèbre Université catholique (Jésuite) dans la banlieue de Washington], car, entre autres motifs, l’Université ne soutenait pas son travail de création d’un « Forum Tocqueville » et d’une revue des étudiants, ces deux activités apportant un bol d’air frais sur ce campus Jésuite égrotant. Mais il décida aussi de quitter — et d’emmener sa famille à Notre-Dame [NDT: université catholique dans l’État de l’Indiana] — à cause de la vie insensée à Washington avec les longs trajets quotidiens maison – travail.
Si une « guerre civile » est latente, ce ne sera pas tant pour des motifs politiques que pour des choix pratiques. Aux USA (nation protestante façonnée par les Lumières), les catholiques comme le Père John Courtney Murray ont identifié de vrais grands problèmes, mais ont relevé assez de références à la loi naturelle dans des documents comme la Déclaration d’Indépendance pour nous permettre de nous entendre sur les « articles de paix » sans pour autant atteindre l’unisson.
Deneen parle de l’Amérique d’après la seconde guerre mondiale, alors que Murray en parle comme d’une période anormale de coexistence pacifique entre l’Église et l’État. Mais il néglige le fait que les premiers pauvres immigrants catholiques, même rejetés comme tels, purent établir leurs diocèses, bâtir de grandes églises sur le continent, élaborer un système scolaire qui enseigne encore à des millions d’élèves, ouvrir des hopitaux et des établissements de soins, créer plus de 270 Facultés et Universités catholiques — davantage que dans le reste du monde. Malgré de profondes différences théologiques et politiques, notre Église a su lontemps coexister plutôt bien avec notre gouvernement.
Les choses ont changé mais pas, à mon avis, à cause du libéralisme philosophique actuel, comme le soutiennent Deneen et autres. La société américaine a changé. La politique, comme le disait un jour George Washington, n’est pas de la philosophie. Ni, ajouterons-nous, de l’économie. Et, malgré les théoriciens de ces deux disciplines, il ne s’agit pas de sciences exactes.
Déclarant à une femme, à Philadelphie, que la Convention avait « créé une république, à vous de la conserver,» Benjamin Franklin exprimait une vérité fondamentale: une structure politique telle que la nôtre repose sur son peuple. Les principes, les philosophies, et même les bases constitutionnelles ne sauraient suffire.
De plus, les sociétés et leurs économies ont un grand nombre de composants évolutifs. De nos jours, alors qu’on prête grande attention à la situation économique, les économistes ont bien de la peine à saisir — sans parler de guider — ce qui se passe. Le moindre des réalismes consisterait à aborder ces questions en théorie comme en pratique avec une immense humilité.
Les critiques catholiques insistent souvent sur les appels du Saint-Père en faveur d’une économie mieux répartie. Qui y serait hostile? Mais il est trop facile d’insister sur des déclarations du pape telles que: « la recherche du profit ne saurait être le seul principe guidant l’économie.» On aura peine à trouver quelqu’un qui le croirait, ou à découvrir un tel système, si jamais il existe.
À l’inverse, Jean-Paul II dans « Centesimus Annus » affirme que l’économie doit être
«encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l’axe est d’ordre éthique et religieux» (42).
Puis il poursuit, insistant pour qu’on échappe aux pièges éventuels de règlements trop laxixtes ou trop contraignants. Et il conclut avec bon sens :
«L’Eglise n’a pas de modèle à proposer. Les modèles véritables et réellement efficaces ne peuvent être conçus que dans le cadre des différentes situations historiques, par l’effort de tous les responsables qui font face aux problèmes concrets sous tous leurs aspects sociaux, économiques, politiques et culturels imbriqués les uns avec les autres.» (43)
Si des conflits éclatent un jour entre catholiques conservateurs, je soupçonne que ce sera plus vraisemblablement pour décider si les catholiques devraient, ou plus simplement pourront, continuer à participer aux affaires du pays ou — suivant la célèbre suggestion de MacIntire en conclusion de son livre « After Virtue » — si nous devrons nous retirer, comme le firent St. Benoît et ses moines quittant l’empire Romain corrompu et décadent.
Tous ceux que cite Deneen dans le camp « pro-américain » apprécient MacIntire — et bien des partisans de « Communio » apprécient Urs von Balthasar. Tout catholique sensé devrait méditer sur la profonde critique philosophique qu’il a énoncée — et qui, à dire vrai, n’a jamais été évacuée par le camp pro-américain — et où nos efforts se dirigent actuellement.
Un mouvement se développe, même parmi les catholiques « pro-américains » à Washington. Des gens qui ont travaillé à la Maison Blanche, qui ont servi dans les forces armées, qui se sont sacrifiés pour la nation dans le pays ou à l’étranger se demandent maintenant « à quoi bon continuer?». Pourquoi? Pour que le Ministère de la Santé puisse piétiner les libertés religieuses [NDT: la célèbre loi « Obamacare » contraignant les entreprises à couvrir dans l’assurance-santé la contraception, l’avortement et la stérilisation] ou le système judiciaire à imposer le « mariage gay » ?
À mon avis, le jour est proche, peut-être même déjà là, où les tenants de la critique approfondie et des efforts pratiques en vue de sauver ce qui peut encore être préservé vont se trouver unis, compagnons d’armes dans une longue lutte commune. Je songe au poème de T.S. Eliot « Choruses from the Rock » :
« nous sommes cernés par des serpents et des chiens :
et donc certains doivent être au travail,
d’autres sous les armes. »
NDT citations de l’Encyclique « Centesimus Annus », texte français tiré du site:
http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/encyclicals/documents/hf_jp-ii_enc_01051991_centesimus-annus_fr.html
Couverture de Time : Le Père John Courtney Murray, S.J
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2014/combating-snakes-and-dogs.html