Quels liens vous unissent personnellement à ce pays ?
Antoine Arjakovsky1 : J’y ai vécu treize ans entre 1998 et 2011 et j’y retourne régulièrement. Au cours de ces années, d’abord à Kiev où j’ai travaillé pour l’ambassade de France et pour l’Institut français d’Ukraine, puis à Lviv où j’ai créé l’Institut d’études œcuméniques, j’ai réalisé de nombreux projets.
J’ai également redécouvert qu’une partie de ma famille avait vécu en Ukraine avant la révolution. Il y a une région de Crimée qui porte le nom de mon arrière-grand-oncle, Nicolas Klépinine, un grand agronome. Il y a donc une partie d’attachement familial, au niveau de mes grands-parents et arrière-grands-parents, mais il y a surtout ces attachements d’amitié, à Kiev et à Lviv, dans différents milieux, chez les professeurs de français, dans les milieux œcuméniques, ecclésiaux, universitaires…
Neuf ans après la « révolution orange », une crise secoue très violemment le pays. Les Ukrainiens réclament-ils aujourd’hui la même chose qu’en 2004 ?
En 2004, la manifestation contre le président Koutchma était en faveur du droit, de la justice et contre les irrégularités qui avaient eu lieu lors du deuxième tour des l’élection présidentielle. Cela avait provoqué une sorte de ras-le-bol général, un certain rapprochement entre l’Est et l’Ouest et donc un troisième tour de l’élection présidentielle qui avait vu le président Iouchenko l’emporter. Cela avait contribué à démocratiser un peu plus le pays et à lui rendre sa mémoire. Iouchenko, par exemple, a beaucoup insisté sur le Holodomor, la grande famine des années trente, qui n’était pas enseigné à l’école.
Aujourd’hui, le point de départ c’est une sorte d’incompréhension que l’Ukraine n’accepte pas le traité d’association avec l’Union européenne. Avec cette idée profonde que l’Ukraine est un pays européen. Les Ukrainiens ne veulent pas retomber en arrière, à l’époque de l’Union soviétique. C’est un peu ce que propose le président russe Vladimir Poutine, à partir de janvier 2015 avec son Union eurasiatique, qui ne sera pas seulement un ensemble douanier, mais aussi économique et politique, une sorte d’équivalent de l’Union européenne. Mais les Ukrainiens ne veulent pas se retrouver dans une situation où ils seraient à nouveau bloc contre bloc, eux du côté de l’Union eurasiatique contre le bloc européen.
D’une part ils se sentent européens, au sens libéral du terme, pas au sens « poutinien » — Poutine est un homme issu de la période soviétique —, ils sont cousins des Polonais dont ils se sentent proches. Et surtout — car il est vrai que l’Ukraine orientale est plus russophone —, depuis que ces négociations ont commencé à Paris en 2008, à l’époque de la présidence française de l’Union européenne, le président ukrainien avait dit qu’il était favorable à ce traité d’association.
Depuis 2011, les entreprises s’étaient préparées à l’ouverture de nouveaux marchés. Ce revirement sous la pression de Poutine a déclenché une réaction d’indignation qui a provoqué les premières manifestations. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase, c’est que les manifestants qui étaient sur la place Maïdan (ndlr. : place de l’Indépendance à Kiev) ont été déplacés de façon violente. On a battu les jeunes étudiants jusqu’au sang. Ils ont été arrêtés et mis en prison, tout ça parce que, soi-disant, le maire de la ville voulait planter un arbre de Noël sur cette place. Ce qui est d’une rare hypocrisie. Le lendemain, dimanche 1er décembre, il y a eu « le jour de la colère », qui a vu manifester à Kiev plusieurs centaines de milliers de personnes, 300 000 selon l’AFP, de 700 000 à un million pour les sources ukrainiennes. Cela a donc été massif pour un pays de 46 millions d’habitants. Depuis il y a eu tous les dimanche des manifestations massives. Dans d’autres grandes villes d’Ukraine, notamment à Lviv, on a vu des dizaines de milliers de manifestants chaque jour sur la place centrale.
Hier comme aujourd’hui, ce sont des Européens qui défendent la dignité de l’homme qui a des droits : droit de vote en 2004, droit de manifester aujourd’hui. La grande différence, c’est qu’en 2004 il y avait un taux de croissance de plus de 10 % par an, l’Ukraine engrangeait des marchés, elle était riche, elle sortait d’une décennie de forte croissance, alors qu’en 2013, on est cinq ans après le krach économique mondial où l’Ukraine a beaucoup souffert et avec une croissance négative. Ce qui fait qu’ils sont aux abois.
C’est quelque chose que j’avais compris en Ukraine il y a deux ans. Nous avions organisé une semaine sociale sur la démocratie. J’avais fait venir Arseni Iatseniouk, actuel leader de la contestation à Kiev. La banque mondiale a fait un rapport disant que l’Ukraine doit se déterminer entre la Russie et l’Europe. Et faire des réformes. Seront-ce des réformes libérales en faveur d’un État de droit ou des réformes au bénéfice de l’oligarchie ? Vont-elles reprendre le modèle russe avec une très grosse puissance comme Gazprom ? Pour l’Ukraine, toutes les oligarchies du bassin de Donetsk seraient concernées…
En 2004, la protestation était plus unie…
Il n’y avait pas d’unité absolue du camp orange. Les protestataires venaient de lieux et de partis politiques tout à fait différents. Iouchenko est ultra-libéral, Timochenko plutôt étatiste. J’ai au contraire le sentiment qu’aujourd’hui l’opposition à Ianoukovitch est plus unie qu’en 2004. J’ai eu le privilège de rencontrer Iouri Loutsenko, ancien ministre de l’Intérieur, qui a été mis en prison puis est devenu l’un des leaders de la résistance. Il m’a confié avoir réfléchi en prison là-dessus. Pour lui ils n’étaient pas prêts en 2004, pas mûrs. Maintenant ils ont compris que l’unité était ce qu’il y avait de plus important.
Arseni Iatseniouk est né en 1974 ; il y a dix ans il était très jeune. Aujourd’hui, il a été président du Parlement, ministre des Affaires étrangères… Ce sont des gens aujourd’hui capables de s’unir, même si on ne sait pas si ce sera Vitali Klitschko qui ira à la présidence et Arseni Iatseniouk au poste de Premier ministre ou l’inverse. Iatseniouk a plus d’expérience, mais Klitschko est plus populaire.
Comment sortir de la crise ?
Il faut d’abord se poser la question : est-ce que c’est bien ou pas que l’Ukraine signe un traité d’association avec l’Union européenne ? Il n’y a pas de consensus là-dessus. Des gens disent de façon un peu émotionnelle : Ah ! ces jeunes étudiants qui manifestent pour les droits de l’homme, c’est magnifique. Mais d’autres disent, plutôt à Moscou : la démocratie c’est une perte de temps, ce qui est efficace aujourd’hui c’est une forme de pouvoir hiérarchisé et verticalisé. Mais cela ne correspond pas à la question de fond qui est de savoir si cela est bien ou pas que l’Ukraine se rapproche du traité de Vilnius ou bien qu’elle se rallie uniquement au traité eurasiatique. Mettons-nous à la place des Russes, des Européens et des Ukrainiens.
Les Européens ont peur du plombier polonais sur un marché du travail saturé. Mais les vagues migratoires ont déjà eu lieu. Il y a plus de 800 000 Ukrainiens en Italie. Les Ukrainiens savent que le marché du travail est bloqué pour eux en Europe occidentale. Par contre, il y a certains métiers, en France ou en Italie, comme dans le paramédical où l’on manque de main d’œuvre et où ils seraient les bienvenus. Ou encore dans l’informatique. Les investissements directs français en Ukraine représentent seulement 566 millions d’euros contre 20 milliards d’euros en Pologne en 2010. Il y a une marge de manœuvre gigantesque. Il me semble que du point de vue politique et économique on a intérêt à intégrer progressivement l’Ukraine. Et ceci peut être source de milliers d’emplois pour les jeunes diplômés français prêts à s’expatrier.
Les Russes devraient comprendre que si l’association de l’Ukraine à l’Union européenne fonctionnait, cela voudrait dire qu’un jour, on pourrait associer également la Russie. Le président Medvedev avait dit un jour qu’il voudrait un système de défense commune avec l’Europe, mais les Européens se sont montrés méfiants. Ces relents de guerre froide pourraient disparaître si la Russie se montrait disposée à traiter avec l’Europe sur des questions de valeurs.
Les Ukrainiens craignent que l’Europe ne leur demande, par exemple, d’augmenter le prix du gaz. Mais ils ont tort car tous les pays le font, et les Ukrainiens ont les moyens de leur indépendance énergétique. Tant du point de vue du nucléaire que de la ré-expatriation du gaz et du pétrole par la Pologne. Il me semble donc que ce traité avec l’Europe est le bienvenu de ces trois points de vue et surtout, je crois que l’Union eurasiatique ne peut pas fonctionner entre la Russie et l’Ukraine parce qu’il y a un gigantesque conflit de mémoire non réglé.
La diplomatie européenne n’a pas su convaincre le président Ianoukovitch face à l’ours russe. Qu’est-ce qui a manqué pour le convaincre ?
Certains diplomates, avant le traité de Vilnius, ont posé des exigences très dures, par exemple, que Ioulia Timochenko soit libérée impérativement pour qu’il puisse y avoir un traité d’association, alors qu’elle-même disait que son cas n’était pas important et que la priorité était le traité. Ce genre de conditions ont provoqué la volte-face de Ianoukovitch.
Les diplomates européens me font penser à ces Américains qui ont voulu construire la démocratie en Afghanistan ou en Irak du jour au lendemain sans tenir compte des mentalités. C’est là qu’on voit que la science politique classique a des limites. Ici, au Collège des Bernardins nous travaillons sur la théologie du politique. Nous essayons de comprendre comment la démocratie se constitue en fonction des espaces-temps et des mentalités. C’est ça qui me semble manquer à la diplomatie française. La diplomatie européenne, par contre, et notamment des pays comme la Lituanie ou la Pologne ont tout fait pour faciliter l’intégration progressive de l’Ukraine, mais c’est là que les Russes sont venus bloquer.
J’apprécie cependant que Catherine Ashton, chef de la diplomatie européenne, soit allée sur la place Maïdan, contrairement à Laurent Fabius. Ce dernier s’est contenté d’inviter Vitali Klitschko à manger des petits fours à l’Élysée. Et pourquoi Klitschko et pas Iatseniouk d’ailleurs ? Celui qui a été ministre des Affaires étrangères : c’est Iatseniouk, celui qui parle anglais : c’est Iatseniouk, celui dont la mère est professeur de français : c’est Iatseniouk. La diplomatie française est passée à côté du coche.
Sommes-nous capables d’offrir autre chose qu’un espace de libre-échange ?
Les accords du traité du partenariat oriental concernent des sommes ridicules. De 2008 à 2013, la Pologne a bénéficié d’environ 100 milliards d’euros d’aide des pays de l’Union européenne, alors que tous les pays du partenariat du traité oriental, qui comprend la Russie, le Kazakhstan, l’Ukraine, le Kirghizistan… représentent un milliard d’euros. Il y a donc une disproportion incroyable entre ce que touchent la Pologne et l’Ukraine.
Mais ce qui intéresse les Ukrainiens, ce ne sont pas tant les millions d’euros, ils savent que ce n’est pas sur des aides que l’on construit une économie saine. Ce qu’ils veulent c’est une souveraineté, une indépendance qui permettent ensuite de construire un État de droit, qui lui, fait venir les investissements. Un État de droit selon les normes juridiques européennes ne sera pas possible dans le cadre du traité de l’Union eurasiatique où c’est à la tête du client, où il y a trop de corruption.
Les Européens n’ont pas suffisamment investi dans le partenariat stratégique oriental mais en même temps, ce n’est pas à cause de ça que se produit le problème, c’est surtout la pression russe qui souhaite créer cet ensemble eurasiatique et qui progressivement, réannexe l’Ukraine, économiquement et politiquement.
Quelles différences fondamentales pourriez-vous établir entre le régime de Moscou et celui de nos démocraties occidentales ?
La démocratie est malade tant en Europe occidentale qu’en Europe orientale et je comprends Poutine même si je ne suis pas d’accord avec lui. Il fait partie de cette génération de soviétiques, qui, au début des années quatre-vingt-dix, étaient ouverts à une coopération avec l’Occident. Simplement, les démocraties ont utilisé le droit surtout au nom de leurs intérêts et pour implanter leurs multinationales en Russie à leur profit. Ça a été la décennie de l’ultra-libéralisme qui a mis l’économie russe en pièce.
Ces gens-là ont donc vu que la démocratie libérale n’était pas exempte de corruption morale, de profit à tout prix. Ce n’était pas ce qu’ils souhaitaient après la période soviétique. Il y a eu un problème de la part des démocraties occidentales qui ont cru qu’elles avaient gagné la guerre froide alors qu’en fait, on l’a compris depuis 2008, ce n’est pas seulement le communisme, mais aussi l’ultra-libéralisme qui s’effondrait.
Le choix qu’a fait Poutine et sa génération de maintenir une sorte de continuité avec l’Union soviétique et de vouloir en même temps revenir en arrière à l’époque tsariste, avec notamment le système de la symphonie et une certaine proximité avec l’Église russe, avec des discours impérialistes, s’explique parce qu’ils n’ont pas vu de nouveau modèle de démocratie efficace. Aujourd’hui c’est une crise d’ensemble de la démocratie.
Si on reprenait ensemble, à Moscou et à Paris le lien entre la théologie et la politique, entre les valeurs fondatrices d’une société et son organisation, alors on conviendrait assez rapidement du principe que la démocratie doit être basée sur la notion de personne, c’est-à-dire d’un être digne, en relation. Pour les uns créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, pour les autres disposant d’une dignité inviolable. Nous posons des jalons, nous disons que la démocratie n’a de sens que si elle est participative, qu’on utilise les nouvelles technologies comme les réseaux sociaux pour rendre effective cette démocratie participative, et faire comme les Islandais qui ont voté leur constitution l’année dernière grâce à des consultations par Internet. Il est possible d’inventer aujourd’hui un modèle qui soit bon tant pour les Européens de l’Ouest que de l’Est.
À Moscou, et dans nos démocraties, il y a un problème avec la gouvernance. Même si je préfère vivre à Paris, dans un État de droit où la valeur commune est la Convention européenne des droits de l’homme plutôt qu’en Russie où les institutions ne sont manifestement pas encore en mesure de garantir cette convention.
Mais ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’une réflexion globale, avec des Russes et des Ukrainiens, pour travailler à une gouvernance plus personnaliste et démocratique, au sens participatif du terme. n
- Antoine Arjakovsky (photo prise aux Bernardins © Grégoire Coustenoble / France Catholique), français de confession orthodoxe, historien, codirecteur du département de recherche Société, liberté et paix au Collège des Bernardins. En 2004, il a fondé l’Institut d’études œcuméniques de Lviv, à l’ouest de l’Ukraine, dont il est le directeur émérite. Il vient de publier, avec le père Antoine de Romanet, Vers des démocraties personnalistes, éd. Parole et Silence, 128 pages, 12 e.