Côte d’Ivoire, premier jour (suite au numéro 761) - France Catholique
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Funérailles catholiques : un temps de conversion
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Côte d’Ivoire, premier jour (suite au numéro 761)

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Quinze jours depuis notre retour de Côte d’Ivoire : je voulais prendre un peu de recul, mais il me semble que j’en ai pris trop ! Mes souvenirs s’embrouillent déjà… Heureusement, j’avais pris quelques notes, des repères, quelques-unes de mes réflexions d’alors.

La nuit d’arrivée fut courte : j’éteignis la lumière vers une heure du matin. Le 30, levé à sept heures, douche, prière – le petit office fidèlement publié par Magnificat – puis je rejoins Yao pour le petit déjeuner. Première surprise : la baguette de pain a exactement l’apparence du pain de France, mais point le goût. La farine dont se servent les boulangers ivoiriens est un mélange à parts égales de blé et de manioc. J’avoue ne pas avoir apprécié particulièrement… Le café est de type lyophilisé, le lait de même … Pas bon !

Yao doit faire quelques courses en centre ville, dit le Plateau ! Centre névralgique d’Abidjan : quartier des affaires, des banques, des hôtels de luxe, des restaurants chics, des hautes tours où sont logés, me dit notre chauffeur Daniel, les ministères.

Au cours de la matinée un incident désagréable mais révélateur. À un carrefour où se démènent quatre agents de la circulation, Daniel tourne brusquement à gauche, face à un autobus qui s’était arrêté apparemment pour le laisser passer. Coup de sifflet véhément : Daniel s’arrête, un agent, le chef de l’équipe, qui compte une femme, l’admoneste vigoureusement, lui précisant que depuis le matin le virage à gauche avait, à ce carrefour, été supprimé ! Daniel doit présenter carte grise et permis. La sentence tombe : 25.000 CFA[1] ! Daniel bouillonne, palabre, se fâche, des noms d’oiseaux volent avec allégresse. Le chef des agents ne lâche rien, il veut le paiement immédiat. À la limite il consent un répit de 24 heures et un paiement au siège de la Société de transport par autobus SOTRA mais alors, précise-t-il, « l’amende sera plus élevée » ! Au bout d’une demi-heure, la somme réclamée est descendu à 10.000 CFA. Yao part changer quelques euros au comptoir d’une banque proche : revenu, il va vers l’agent principal, levant fièrement le billet de sa main droite et de la gauche le procès verbal ! Aussitôt, l’agent lui intime l’ordre, à voix sourde et inquiète, de mettre « tout de suite » le billet dans le PV refermé… Yao l’interrogea sur ce qu’il comptait faire du PV : « Je vais le déchirer ! »

Jamais aveu plus clair d’une pratique de concussion… et de corruption ! Pendant les trois quart d’heure qu’aura duré au total l’incident j’avais choisi de rester éloigné de quelques mètres de cette scène de théâtre afin de tout observer : deux autres interpellations du même type se soldèrent par des paiements rapides et discrets des sommes demandées… En somme des habitués…

J’étais heureux de cette vérification de ce que tous les Ivoiriens savent : il n’est pas de service déjà payé par un salaire qui ne soit complété par un ajout discret et indu. Il semblerait que la plupart des fonctionnaires ont pris cette habitude éminemment injuste, ce qui les qualifie de corrompus pratiquant la concussion… Mais toute la population a été entraînée dans cette pratique généralisée et porteuse de futurs désastres.

En fait tout service, où que ce soit, est désormais rendu s’il y a à la clef un pourboire, ou bakchich, dessous-de-table, don, pot-de-vin…

Dans notre livre Sauvez la Côte d’Ivoire du désastre, publié il y a une dizaine d’années, nous écrivions à propos de la corruption :

« Tout porte à croire que l’état de corruption dans lequel s’est enfoncée la Côte d’Ivoire ces dernières années, dans toutes les strates de la société, n’a pas épargné – bien au contraire – le politique, qui en aurait plutôt été le catalyseur et le stimulateur. Celui-ci n’a eu de cesse en effet que de l’institutionnaliser. De la petite corruption, qui ne concerne d’abord que la débine, laquelle pousse chacun à rechercher comme à rechercher tous les moyens de survivre, à la grande corruption qui gangrène à mort tous les pouvoirs, l’exécutif comme le législatif, le médiatique comme l’économique, il n’existe pas de frontière étanche. La pratique généralisée de la corruption n’épargne rien : se découvre là un chantier immense à ouvrir.

» Car la corruption se joue de tout, instrumentalise tout ce qui se met à sa portée. ‘’Au nom de l’effort de guerre et des achats d’armes, la contrebande, écrit François Soudan, les fraudes douanières et les activités obliques gangrènent chaque jour un peu plus ce qui reste de l’État ivoirien. Hélicos biélorusses contre cacao, mitraillettes israéliennes contre blocs d’exploration pétrolière, dauphins vivants pêchés au large de San Pedro et exportés, illicitement, en Chine contre véhicules blindés… la liste est longue de ces trafics en tout genre. Sans doute est-ce pour avoir trop enquêté dans ces eaux troubles que le journaliste et consultant franco-canadien Guy-André Kieffer a été effacé par des nervis, aux yeux de qui le sergent Seri Dago, l’assassin de son confrère Jean Hélène, est certainement un héros.’’ »[2]

À 19 heures, nous avons rendez-vous avec la personne qui nous intéresse le plus puisqu’elle est le motif même de notre voyage. Grand hall d’un grand hôtel du Plateau… Climatisation un peu froide. Dehors il fait encore au moins 30°. « L’exactitude est la politesse des rois », proverbe vieux-français. Il n’est pas utile de nommer notre visiteur : il arrive, ponctuel, souriant, affable. Ce qui va compter, ce sont les mots.

La conversation va être décisive : nous voulons vérifier s’il est bien dans les intentions que nous lui prêtons plus qu’elles ne sont assurées. Est-il heureux de la politique menée par le président Alassane Ouattara ? « Non, et c’est bien pourquoi je tiens à m’engager activement. Cette politique serait excellente si la Côte d’Ivoire était vraiment tirée d’affaires, mais elle ne l’est pas, loin de là. » Je lui rapporte l’incident de la matinée, m’étonnant que la police des rues soit faite par des agents dépendants d’une société privée, certes autorisée par les autorités… Mais j’avoue que cette situation me paraît étrange, d’autant qu’avoir si tôt l’exemple d’un acte de corruption et de concussion… « Oui, vous pouvez être étonnés et ce n’est pas le seul point, loin de là, qui peut paraître étrange aux yeux d’observateurs tels que vous. Concussion et corruption sont ici des plaies ouvertes dans le corps de notre société. Ce sera difficile, mais il faudra nécessairement s’attaquer à ce fléau. »

Je lui cite le livre de Yao, Sauvez la Côte d’Ivoire du désastre, écrit dans les années 2003-2004 où, en effet, nous insistions sur cette calamité dont pouvait résulter la ruine d’un pays. J’ajoutais la nécessité de faire se lever une nouvelle classe politique, ouverte, mieux formée aux points de vue culturel, philosophique et même spirituel dans un pays où l’immense majorité des citoyens croit en Dieu, que ce soit au sud le Dieu des chrétiens, au nord le Dieu des musulmans sans oublier le Grand Esprit des animistes un peu partout. Il fut d’accord qu’il s’agissait-là de chantiers d’assez longue haleine, qui ne pouvaient être disjoints de la politique à mener concernant le renouveau de l’école publique, qui avait subi des dégâts colossaux pendant les ‘’événements’’.

Cette allusion fut l’introduction que nous attendions pour oser une question brûlante, qui fut posée par Yao : « Pensez-vous qu’il est normal que ceux qui ont eu des responsabilités directes dans le déclenchement de ces ‘’événements’’ soient aujourd’hui les maîtres du jeu politique et économique de la Côte d’Ivoire ? »

Il sourit mais fut d’accord que, s’il avait été nécessaire d’accorder au pays un temps pour le repos, un temps pour la réflexion, il devenait urgent de satisfaire l’une des exigences premières de la majorité des Ivoiriens, soit un rajeunissement sans complexe des élites politiques, les anciennes s’étant si gravement compromises d’un côté comme de l’autre. « Il serait normal en effet que ceux qui sont arrivés dans les fourgons des Forces nouvelles ne soient plus à la tête de la plupart des postes stratégiques de votre pays… Acceptez-vous cette formulation ? – Oui, car il aurait dû en être ainsi dès le redémarrage…

Cependant, la situation actuelle nous a donné le temps nécessaire pour mieux comprendre, pour mieux nous informer de ce qui s’est réellement passé, pour en somme mieux situer les diverses responsabilités. – Sans cependant, je le suppose, penser à quelque chasse aux sorcières qui relancerait les désirs de vengeance et donc le cercle infernal des violences suicidaires ? – En effet, la seule justice pour le peuple ivoirien est aujourd’hui la consolidation de la paix et une véritable remise en marche du pays. Je pense aux pauvres, qui sont le plus grand nombre, et qui n’ont en rien bénéficié des travaux entrepris par le gouvernement. Ils seront ma priorité. – Ce sera alors que pourra s’instaurer une réconciliation effective, non de surface, mais en profondeur. Là encore, le temps jouera son rôle. – Toujours faire confiance au temps ! »

Ce furent là les propos essentiels du visiteur. Nos poignées de mains furent franches, accompagnées de sourires sincères. « Retrouvons-nous avant votre départ », nous dit-il.

Nous pensions déjà aux deux journées que nous allions vivre à Yamoussoukro… la ville d’Houphouët-Boigny.

(à suivre)

Dominique Daguet