Nous parlions du livre extraordinaire de Christopher Browning, Ordinary Men : Reserve Police Battalion 101 and the Final Solution in Poland (Des hommes ordinaires : le Bataillon de police de réserve N° 101 et la solution finale en Pologne) décrivant les circonstances du massacre de près de 2 000 femmes et enfants juifs le 13 juillet 1942 dans le petit village de Józefów, en Pologne.
Le Major Wilhelm Trapp, Chef de Bataillon, exposa, en larmes, à ses hommes la mission « déplaisante » qu’ils allaient devoir accomplir. Emmener dans la forêt chaque femme, chaque enfant du village, les plaquer au sol, visage dans la boue. Piquant leur baïonnette entre les omoplates, les soldats devraient leur tirer une balle dans la nuque. Des adolescentes, des vieilles grand-mères, des bébés de six mois, tous devaient être tués, le village devait être vidé.
Après avoir exposé la tâche à accomplir, Trapp fit une proposition extraordinaire : si un homme ne se sentait pas à la hauteur de la tâche, il pouvait sortir des rangs. Parmi les 500 hommes du bataillon, une douzaine seulement accepta la proposition.
Lors de chaque rentrée universitaire j’en parle à mes étudiants, la question posée étant: «pourquoi si peu saisirent-ils l’occasion de refuser leur participation au massacre ? ». À cela, bien des raisons diverses, chacune étant analysée dans l’excellent ouvrage du Professeur Browning. Certains des participants à la tuerie déclarèrent n’avoir pas eu le temps de réfléchir à la question; d’autres dirent simplement que l’époque et le lieu étaient alors différents, ainsi que les circonstances. D’autres encore déclarèrent ne pas vouloir paraître « dégonflés » devant leurs camarades, comme si tuer des femmes et des enfants innocents pouvait les faire paraître « forts ».
Pour mes étudiants, la plupart des explications données pour ne pas refuser de participer à la tuerie sont simplement « bidon », à l’exception d’une : quelques hommes déclarèrent avoir eu peur de ce qui leur arriverait s’ils refusaient d’obéir : « Et si on vous braque un pistolet sur la tête en déclarant qu’on va vous tuer si vous ne fusillez pas les prisonniers ? Un pistolet sur la tête, menacé vous-même d’être exécuté, êtes-vous coupable en exécutant un prisonnier ? N’avez-vous pas le devoir de sauver votre propre existence ? Et donc, abattre un prisonnier pour sauver votre vie serait-il immoral ? ».
Ce sont des sujets sérieux qui incitent mes étudiants à se comporter en jeunes adultes intellectuellement engagés. Et qui révèlent aussi certains risques dans leurs propres comportements moraux à cause de l’enseignement classique de l’éthique. Un de mes professeurs m’avait jadis expliqué que la plupart des livres volés dans les bibliothèques traitent de l’éthique, ce qui prouvait ce qu’il avait toujours soupçonné : l’enseignement de l’éthique ne rend pas les gens meilleurs ni plus vertueux, au contraire, ils deviendraient pires. Un peu de savoir peut être dangereux.
Ne vous méprenez pas, je ne pars pas à l’assaut contre tout enseignement d’éthique ou toute théologie morale. Ce serait étrange, car c’est la matière que j’enseigne au fil des années universitaires. Mon souci se trouve dans la façon dont trop souvent on enseigne l’éthique. Il y a, par exemple, bien des sujets importants évoqués dans l’évaluation morale définitive des dilemmes posés par mes étudiants.
Dans la théorie morale classique, on fait des distinctions finement ciselées parmi les degrés de culpabilité selon le caractère plus ou moins volontaire ou involontaire de l’acte. définir précisément une culpabilité est fondamental, par exemple, dans un tribunal, devant un juge ou un jury.
Pour les générations précédentes cette question pesait lourdement dans le confessionnal. Si je suis forcé de commettre un acte contre ma volonté, ai-je commis un péché — peut-être même un péché mortel ? Si je suis, par exemple, rameur dans une galère musulmane (pour prendre un exemple historique), dois-je refuser de ramer pour mes gardiens musulmans si la sanction du refus est la mise à mort ? En de telles circonstances qu’est-ce qu’une coopération « formelle » avec le mal, interdite, et une coopération simplement « matérielle » acceptable en certains cas ? Ce sont bien des questions intéressantes et importantes — selon certains contextes, et pour des motifs particuliers.
Mais voici la question que je préfère poser à mes étudiants : vous êtes l’individu tenant l’arme braquée sur la tête d’une femme ou d’un enfant juif. Vous craignez, si vous ne tirez pas, d’être vous-même tué. Quel serait le choix que vous souhaiteriez avoir fait ? Dans l’immédiat je ne cherche pas à savoir si, selon vous, ce serait un acte moral ou non. Et je ne cherche pas à évaluer la culpabilité d’une autre personne en cette situation. Ce que j’aimerais savoir, précisément, c’est ce que vous souhaiteriez avoir avoir fait. Quel genre de personne désirez-vous être. Ce sont nos choix qui nous forment.
La réponse invariable de mes étudiants est : j’espère que j’aurais eu le courage de refuser de tirer, même en risquant ma propre vie. Voilà leur réponse.
On peut bien discuter de morale et d’éthique comme si c’était une série de règles abstraites n’ayant rien à voir avec notre propre caractère ou des entités s’épanouissant comme de véritables êtres humains. Quand on se méprend ainsi sur l’éthique on peut proférer des idioties telles que : « Je sais bien qu’agir ainsi n’est pas conforme à la morale mais je persiste à le faire. » ou bien : « ce n’est peut-être pas bien moral, mais c’est bon d’agir ainsi. » — comme si un acte moral était à ranger dans une catégorie tout autre que ce qui est « bon ».
Thomas d’Aquin nous demanderait d’analyser à quelle catégorie de vertu se rattache la situation. Dans l’exemple cité ci-dessus la vertu concernée serait le courage. Interrogeons-nous alors : que ferait une personne courageuse? Par le bon choix nous devenons conformes à notre choix.
Source : http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/who-do-you-want-to-be.html
Pour aller plus loin :
- Sur le général de Castelnau et le Nord Aveyron.
- Édouard de Castelnau
- Pie XII a-t-il abandonné les juifs lors de la dernière guerre ?
- Quand le virtuel se rebelle contre le réel, l’irrationnel détruit l’humanité
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies