« Il m’importait de commencer par un questionnement inhabituel qui, pour certains intellectuels parisiens, relève de la provocation.
Il va de soi qu’ici je ne vais m’intéresser qu’à notre langue, et surtout au destin des mots de cette langue. Pour la grammaire, nous savons tous qu’elle a été presque liquidée dans les programmes officiels, comme s’il était évident qu’elle allait être spontanément découverte par les enfants, réputés tout savoir d’avance. Par bonheur, nombre d’enseignants du primaire ont toujours tenté de palier au défaut de présentation de cette vieille dame dont il est naturellement impensable de se passer puisque sa connaissance et son usage sont la condition même d’une pensée structurée.
Plus de 50 langues ont participé à l’élaboration du vocabulaire français tout au long de l’histoire de France : partant du bas latin et quelque peu du gaulois, vinrent se greffer, sur le squelette de l’édifice, des mots issus de l’alémanique, du saxon, de l’anglais, de l’allemand moderne, de l’espagnol, du catalan, du provençal, de l’occitan, de l’arabe, du russe, du turc, de l’italien – qui faillit devenir ce qu’est l’anglais aujourd’hui, une langue ‘’étouffeuse’’ – puis, à petites doses, de langues plus étonnantes comme l’algonquin, le bochiman, et même le sanscrit… etc, etc..
Toutes les langues possèdent ce qu’il convient de nommer une « esthétique ». Celle du français, qui en somme définit sa musique, est très délicate, bénéficiant d’un équilibre qui vient de son harmonie, de son refus des excès, ce que nombre d’autres langues ne recherchent pas, découvrant alors d’autres horizons mélodiques. Imaginez ce que deviendrait cette musique française qui nous est chère, qui fait partie de notre être, qui sourd du plus profond de notre enfance, si l’on se mettait à respecter les sons des mots de chacune de ces langues qui se sont intégrées à la nôtre… Une véritable cacophonie !
Les marins français du XVIIe siècle se refusaient à prononcer le mot ‘’bowsprit’’ des Anglais si bien qu’ils en firent le ‘’beaupré’’, mât dit majeur (clé de mâture) d’un navire, fiché à la proue et incliné vers l’avant. Et c’est ainsi que pendant des siècles la règle naturelle fut la francisation des importations lexicales afin, instinctivement, de respecter cette harmonie en développement. Chez les Espagnols et les Italiens, les mots importés sont aussitôt orthographiés selon les règles de la phonétique locale, branche de la linguistique des sons. Ainsi évitent-ils de truffer leurs langues de sonorités étrangères à leur esthétique. Agissons de même, sans crainte et sans peur.
Lorsque l’on tâche soit de franciser soit de trouver des équivalents francophones aux termes d’origine anglo-saxonne importés tels quels, il n’est pas rare d’être traités de passéistes, de conservateurs sinon de puristes, incapables de concevoir qu’une langue peut et surtout doit évoluer ! Quel magnifique argument, qui ferait baisser les bras s’il était invoqué à bon escient : mais que fait celui qui importe, sans y regarder de plus près, un mot comme ‘’after-shave’’ ou ‘’open ditch1 ? Celui qui fabrique ‘’produit vrac’’, ‘’chambre adulte’’, ‘’menu enfant’’ ? Qui veut nous faire ‘’vivre notre salle de bain’’, qui nous offre un ‘’catalogue jardin gratuit’’ ? Qui ne cesse de nous ‘’poser problème’’ ? Il s’exprime en un anglais défait avec lequel il détruit la langue de chez nous, alors empêchée d’évoluer selon ses propres lois qui n’ont pas à disparaître au profit du langage d’Outre Manche. Il n’a même pas pour lui l’excuse de l’invention, toute du côté de celui qui ne cesse soit d’habiller d’une musique française le mot dont l’importation s’avère nécessaire, soit de découvrir dans les vocabulaires d’oil et d’oc les veines lexicales à exploiter, soit enfin de ‘’créer’’ purement et simplement, en respectant au plus près les règles particulières à la formation de ces néologismes, règles qui forment l’un des chapitres importants de notre grammaire : nous avons les moyens de faire vivre le génie propre au parler de France, tout à fait capable de nommer ce qui est nouveau en médecine, en économie, en astrophysique et même en sport, etc.. Poser ainsi les questions, c’est déjà entrevoir où se situent réellement ceux qui font ‘’évoluer’’, c’est-à-dire vivre et se développer ce bel outil de communication et d’expression qu’est notre langue.
Dernière question : faire évoluer la langue française signifie-t-il qu’elle doive, à terme, devenir un sous-produit de la culture anglo-étatsunienne ? Ou que l’on soit un incorrigible adversaire de ce langage que l’on nous impose ? Je crois qu’il faut l’aimer et l’admirer, mais assurément pas en rejetant le nôtre et surtout pas en subissant l’impérialisme des financiers et des marchands apatrides. »
Dominique Daguet