D’après mon expérience, intéressant est devenu un mot sans force. Si nous ne savons que penser d’une personne ou de ses idées, nous disons, faute de mieux : « Eh bien, c’est intéressant ! » ou « oui, c’est une personne intéressante ». En fait nous voulons dire par là que la personne est terne. Qu’on ne peut pas dire grand chose de l’opinion émise. Exemple type : Mon cher Schall, cette conférence que vous venez de faire était intéressante. Traduction : c’est un raté, je n’ai rien compris, ce n’est pas clair du tout.
Mais nous ne savons pas quand nous pourrions être amené à jeter un autre regard sur la question, en l’occurence le mot « intéressant ».
Manifestement, le mot est issu des racines latines « inter » et « esse » — être au milieu de, entre. Le mot est apparu dans la langue anglaise vers 1500. Généralement il signifie : curieux, qui attire l’attention, surprenant, pas ennuyeux. Il peut encore avoir ces significations mais généralement il veut dire : «nous ne sommes pas concernés par ce qui vous intéresse ».
Bien sûr, nous savons aussi que le mot intérêt nous ramène à l’usure, à la manière de faire de l’argent par le prêt. Quel est le droit à l’intérêt ? Les anciens économistes le considéraient comme une forme de vol. Le taux d’intérêt est une préoccupation constante, l’abus peut conduire à la ruine d’une économie ou d’une entreprise. Dans ce sens, je pense que nous pourrions dire que le problème de l’usure est lui-même intéressant.
En 1905, Chesterton écrivit un essai The Glass Walking Stick (Le bâton de marche en verre), dans lequel le mot intéressant apparaît dans sa signification primitive. L’essai commence ainsi : « Dans ce monde, les politiques pratiques conduisent continuellement à la catastrophe : de fait, les politiques pratiques sont trop pratiques pour ce monde. Ce monde est si incurablement romantique que les choses ne peuvent fonctionner correctement si vous les basez sur de solides principes commerciaux. »
Voilà une sentence intéressante à tous les niveaux. Pas mal de choses aboutissent, telles les idylles, qu’on ne peut évaluer par « de solides principes commerciaux ». Pourquoi en est-il ainsi ? nous demandons-nous.
Chesterton a noté les choses extraordinaires et souvent de valeur que les pauvres conservent. Il ajoutait : « Les gens les plus raffinés s’intéressent à la littérature — c’est-à-dire à de belles déclarations. Mais les gens ordinaires s’intéressent au scandale -c’est-à-dire à des déclarations intéressantes ».
Que signifie la distinction que nous faisons entre ce qui est beau et ce qui est intéressant ? L’intérêt peut exister en dehors de la beauté. Il peut même être préférable et plus important que la beauté. Pour prouver ce point, Chesterton ajoutait, dans sa version bien à lui de blague de blonde : « J’ai moi-même connu un homme qui était très beau et extraordinairement inintéressant ».
La distinction entre beau et intéressant touche <« a religion, la morale et la vie pratique ». La encore, quel est le point commun ? « L'existence cesse souvent d'être belle, mais si nous sommes vraiment des hommes, elle ne cesse jamais d'être intéressante. » "Existence" nécessite "esse" - être. Nous sommes des êtres sociaux - inter-esse - étant parmi. Cette distinction touche à tout ce qui est transcendant - ens, res, unum, bonum, verum et pulchrum. La place controversée de la beauté parmi les transcendantaux ne doit pas nier une certaine beauté dans toutes les choses existantes, mais le fait est que soit la beauté est rare, soit nous ne la remarquons pas.
« La création divine au sein de laquelle nous vivons combine communément l’amusement et l’instruction. » Il n’y a pas d’opposition, assure Chesterton par ailleurs, entre une chose « vraie » et une chose « distrayante ». Bien sûr, des moments viendront où nous ne pourrons pas tirer pour nous-mêmes d’enseignement de la réalité. « Mais les hommes courageux peuvent toujours en tirer un amusement. » Ici, de façon frappante, Chesterton attribue le courage, cette vertu militaire, à notre capacité à être amusé même dans les périodes sombres de notre vie, comme pour signifier qu’une lueur de joie peut toujours être trouvée au fond des choses.
Mais pourquoi se préoccuper avec cet intérêt pour l’intérêt ? « Quand nous avons cessé d’attribuer de la valeur à la vie pour l’une ou l’autre raison, nous pouvons encore lui attribuer de la valeur… à titre de curiosité » c’est-à-dire comme un luxe. Elle est là, se rappelant à notre attention. L’univers est là. Il est « unique ». Il est rempli de choses belles et intéressantes.
« Ce n’est pas seulement vrai que le luxe est plus noble que l’indispensable. Il semble vraiment qu’il soit plus nécessaire que l’indispensable. » L’univers lui-même est un luxe, une curiosité. Il n’a pas besoin d’exister et pourtant il est. La clef de notre existence et, par delà, de ce monde divin dans lequel nous vivons n’est pas que nous sommes semblables aux autres êtres vivants, en partageant avec eux l’existence, mais que chacun de nous est unique. Personne d’autre ne nous est semblable.
Exactement comme les pauvres préservent les choses intéressantes et les raffinés les belles choses, le Seigneur se préoccupe de les sauver toutes. Le monde est, de fait, « incurablement romantique ». Les choses n’aboutissent pas uniquement par de « solides principes commerciaux ». Si l’homme courageux peut toujours être amusé par le monde, c’est précisément parce que, tel qu’il va, il est intéressant.
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http://www.thecatholicthing.org/columns/2013/on-whats-qinterestingq.html
Photo : Chesterton et la petite fille : intéressant.